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    Xavier Legrand : « Jusqu’à la garde de l’enfant, on pense quelque chose. Mais une fois que cette garde est statuée, on découvre autre chose ! »

    Nous avons rencontré le réalisateur Xavier Legrand lors de son séjour à Bruxelles afin de découvrir les coulisses du long métrage « Jusqu’à la garde ». Une personnalité d’une authenticité surprenante qui porte un regard profond sur la vie et sur les relations humaines et qui a donné vie à un film empoignant.

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    Tout d’abord je voudrais vous féliciter pour ce long métrage qui m’a laissé le souffle coupé.

    Le film s’est avéré être une sorte de suite d’un court métrage que vous aviez réalisé précédemment : « Avant que de tout perdre », sorti en 2013. Aviez-vous prévu dès le début de raconter une histoire en deux parties ?

    X.L. : Oui, en fait mon projet à la base était de faire une trilogie, de faire trois courts métrages sur trois temps de la séparation du couple. Et en faisant le premier volet, j’ai décidé de changer mon projet, d’en faire un long. Parce que pour le premier, le format court était le plus efficace et le plus juste. Or, pour les deux autres, je trouvais que j’allais être coincé au niveau du temps et qu’en plus, c’était un peu stupide de les séparer car thématiquement, ils étaient fort reliés l’un à l’autre.

    C’est vrai que je ne vois pas comment on l’aurait coupé, parce qu’il y a une montée jusqu’à la fin. D’ailleurs, cette question va peut-être vous sembler insolite, mais que signifie le titre ? Est-ce un jeu de mots ? Est-ce par exemple la suite du titre « avant que de tout perdre » et donc… « jusqu’à la garde », ou est-ce l’expression pour dire : jusqu’au bout, jusqu’à la garde de l’épée ?

    X.L. : Alors, ce n’est pas la suite du titre du court métrage, mais effectivement il y a un jeu de mots sur cette expression « jusqu’à la garde ». En premier, c’est un terme de guerre ; jusqu’ à la garde de l’épée, aller jusqu’au bout, donc « je t’emmerderai jusqu’à la garde ». C’est aussi une expression pornographique qui dit, excusez-moi la trivialité, « je peux te prendre jusqu’à la garde » et comme ça, il y a cette domination masculine. Puis, il y a aussi « jusqu’à la garde » si on reste dans les mots : jusqu’à la garde de l’enfant on pense quelque chose, mais une fois que cette garde est statuée on découvre autre chose.

    Est-ce que vous aviez l’intention de réaliser un drame-thriller ? C’est vraiment construit comme un thriller parce que jusqu’à la fin on ne sait pas exactement si c’est vraiment le père qui est violent ou si c’est la mère qui a mis ça dans la tête des enfants. Est-ce que vous vouliez garder cette surprise jusqu’à la fin pour laisser le temps aux spectateurs de se glisser dans la peau du père et essayer de le comprendre avant de le juger ? Comment avez-vous imaginé cette construction ?

    X.L. : Alors, ce n’est pas forcément de le mettre dans la peau du personnage. En fait, moi ce que je voulais, c’était une montée en tension parce que, finalement, plus on avance dans le film moins il y a de mots et plus cela laisse de la place au silence, qui est un silence terrible dans lequel ce genre de personnes sont enfermées. Aussi, je ne voulais pas rester dans le drame social d’un divorce, et d’amener vraiment une dimension cinématographique. En revanche, le fait de prendre cette façon de ne jamais trop savoir, d’être un peu bousculé, c’est parce que ces hommes – avant d’être des hommes violents – sont des manipulateurs et des pervers narcissiques. Des pervers narcissiques endossent des masques dans des situations différentes pour les tourner à leur avantage et en plus, ils ont cet art de revendiquer quelque chose de légitime et donc d’inattaquable. Je montre cet homme, et d’ailleurs je tiens à dire que c’est un homme et pas un monstre, je voulais vraiment garder son humanité, mais on est pas forcément de son point de vue mais plutôt du point de vue des personnes qu’il doit manipuler : on est d’abord la juge, puis l’enfant, puis cette femme. Alors qu’on le suit lui, on est acculé par lui. C’est lui qui vient nous déstabiliser.

    Qu’est ce qui vous a poussé à réaliser un film sur la violence conjugale ?

    X.L. : À la base, je suis acteur de théâtre et je voulais écrire pour le théâtre. Je voulais écrire une pièce qui pourrait s’inspirer des tragédies grecques mais dans notre monde contemporain en essayant de comprendre les liens de sang, les liens de pouvoir qui peuvent amener des situations terribles, et voir ce que ce serait aujourd’hui. J’ai découvert assez vite que dans mon pays tous les trois jours une femme était assassinée, et là je me suis dit « je ne supporte plus ça ! ». Rien n’est fait, ça existe depuis la nuit des temps, les associations essayent de faire bouger les choses… Du coup, il y a eu ce besoin de raconter un thème fort et qui nous constitue tous sur le rapport entre les hommes et les femmes, et sur ces liens de sang. On s’est construit comme ça : le sang versé à la guerre par les hommes est pur mais celui qui est perdu par les femmes est impur. Donc du coup, on s’est complètement construit là-dessus et les hommes se sont mis à posséder les femmes. Donc voilà, en tant qu’homme ça me met en colère ! Je me dis qu’il faut qu’on fasse quelque chose, je peux lier l’utile à l’agréable et avoir une vraie thématique extrêmement fondamentale et qui peut aussi avoir une action sur un vrai problème de société.

    Oui, et c’est super bien amené, parce qu’à aucun moment il n’y a un enfermement dans des cases : le méchant, la victime… Tout le monde devrait voir ce film qui n’est pas moralisateur mais montre plutôt des situations réelles. Aussi, comment avez-vous procédé pour aider le jeune acteur à entrer si bien dans son rôle, jusque dans les plus fines expressions du visage, sans qu’il soit heurté par un thème aussi fort ?

    X.L. : En fait, c’est tout simplement en lui faisant prendre conscience de ce que c’est que jouer et ne pas jouer. A quel moment je me respecte, je ne me respecte pas, ou ça va trop loin ; à quel moment mes émotions je peux les utiliser au service d’un personnage, c’est le travail d’un acteur, mais à quel moment cette émotion ne sert plus le personnage mais me dessert moi en tant qu’individu… Donc, j’ai discuté de tout ça avec lui. Il y a eu tout un long travail comme ça où j’ai augmenté la difficulté des scènes pour voir comment il résistait, s’il comprenait. Moi-même étant acteur, je me mouillais avec lui en disant par exemple : « maintenant, je vais te hurler dessus, mais on va faire une scène et si tu as peur, si tu en as marre tu me dis stop, là ça ne m’amuse plus. Et on va s’amuser à aller dans des choses très graves ». En fait, il a eu cette maturité, ce don et cette envie de ce que aiment les acteurs, d’aller loin dans ce que l’on est sans pour autant s’impliquer en laissant des plumes. Moi je ne crois pas du tout à ces acteurs qui mettent trois mois à sortir d’un rôle, je ne comprends pas, on peut être habité par une histoire, mais quand même au point d’y laisser des plumes je trouve ça stupide. Et puis c’est la relation qu’il a eu avec Denis qui a été fondamentale.

    Oui, d’ailleurs, le travail a dû être intense pour tout le monde tant du point de vue émotionnel que physique. Par rapport à cela, était-ce difficile d’équilibrer les différentes énergies des acteurs dans leurs interactions réciproques ?

    X.L. : C’est Denis qui lui même a pris ça en charge. Il a demandé à Thomas, il a dit : « écoute on va se donner les répliques, je vais t’envoyer le ballon, et puis je te l’enverrai de plus en plus fort et on va voir comment tu résistes. Si à un moment donné ça te fait mal, tu me le dis », pour qu’il fasse la différence, est-ce que c’est lui qui est atteint ou c’est son personnage. Et ça s’est très bien passé. Après, par rapport à ces longues séquences dans la voiture où l’enfant regarde un peu partout et l’angoisse monte de plus en plus, je ne parlais jamais de psychologie sur le plateau, je le fais pour tous les acteurs. Là on avait répété le parcours, je lui disais « tu regardes le panneau, tu regardes ici, par là, et plus on avance, plus tu respires ». Plutôt que d’essayer d’avoir peur.

    Le résultat est très prenant. D’autre part, il n’y a pas beaucoup de musique qui accompagne les scènes mais plutôt des bruits du quotidien, et cela plonge complètement le spectateur dans le vécu des personnages et l’oblige presque à partager leurs émotions et leurs doutes. Cela crée une forte montée de tension. Est-ce que vous avez tourné les scènes de manière chronologique et en présence directe de tous ces sons ?

    X.L. : J’ai tourné effectivement dans le sens chronologique pour l’enfant justement, parce que c’était son premier tournage et que plus on avance dans le film plus c’est difficile. Cela lui donnait un peu d’assurance et d’entraînement, parce que le premier jour il était un peu impressionné. Et tout ce qui est au niveau des sons était déjà écrit dans le scénario. J’ai demandé à ce qu’on ait des micros partout, j’ai demandé une voiture avec une alarme, et sur le plateau par exemple, pour la dernière scène, on avait travaillé ensemble avec l’ingénieur du son et calculé le temps pour le nombre de bruits d’interphone, le silence et puis l’ascenseur qui se déclenche… donc tout ça était déjà calculé pour que les acteurs jouent et écoutent. C’est ça aussi qui est intéressant pour la scène de la fête, que je trouve très réussie, parce que déjà, il y a le côté pratique qu’on a pas besoin d’entendre de dialogues. Cela m’a permis de tourner avec la musique à fond ce qui fait qu’on voit même les figurants se hurler à l’oreille pour se comprendre. Et là au moins, il y a une crédibilité puis il y a une vraie fête car les gens ont envie de danser. Oui, j’amène beaucoup de sons sur le tournage pour mettre les acteurs en condition, pour donner un effet réel et puis, vu qu’il y a beaucoup d’hors-champs dans le film, c’est un bruit qui va déclencher une émotion. Les bruits de téléphone aussi, ça sonnait vraiment…

    Est-ce que vous avez l’intention d’utiliser le film dans le milieu social, peut-être en tant qu’outil de prévention au sein de certaines associations ?

    X.L. : Ce long métrage est parti pour tourner et je le laisse exister. Il faut que les gens s’en emparent parce que je ne suis pas sociologue, mais si le film peut servir à des fins pédagogiques, pour faire des débats ou autre, c’est très bien.

    Encore une dernière question, y a-t-il déjà de nouveaux projets que vous aimeriez réaliser ?

    X.L. : Oui, j’ai commencé il y a un an déjà à écrire un autre long métrage, que là j’avais dû interrompre avec la sortie du film, et puis deux pièces que j’ai jouées. Là, je vais reprendre l’écriture, c’est donc un second long métrage qui n’a rien à voir avec la thématique, mais je ne le révèlerai pas parce que je le garde secret.

    Donata Vilardi
    Donata Vilardi
    Journaliste du Suricate Magazine

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