Wonder Wheel
de Woody Allen
Drame
Avec Kate Winslet, James Belushi, Justin Timberlake, Juno Temple
Sortie le 31 janvier 2018
À force de recevoir à un rythme métronomique les livraisons annuelles de Woody Allen, à se persuader qu’il est actuellement dans une période creuse de son travail et que son inspiration était à son sommet dans les années 70-80, l’on a peut-être oublié à quel point ce cinéaste est un auteur à la voix singulière et que chaque film est une pierre supplémentaire à un édifice considérable, une œuvre pléthorique et cohérente, dans laquelle se cachent parfois des chefs d’œuvre déguisés en films mineurs. C’est le cas de ce Wonder Wheel, petit « grand film » qui tisse des liens entre théâtre et cinéma, entre comédie et tragédie.
Dans les années 50, la vie du couple formé par Ginny et Humpty, tous deux commerçants à Coney Island où ils habitent également, se voit perturbée au retour de la fille de Humpty, Carolina, fuyant son mari mafieux qui a apparemment mis un contrat sur sa tête. D’abord accueillie froidement par son père et de manière plutôt bienveillante par sa belle-mère, Carolina finit par s’attirer involontairement les foudres de celle-ci lorsqu’elle se met à côtoyer Mickey, un sauveteur des plages avec lequel Ginny entretient en secret une relation adultérine.
Racontée par le personnage de Mickey, auteur dramatique raté gagnant sa vie en tant que sauveteur, l’histoire prend un malin plaisir à se faire croiser les motivations et aspirations des personnages et à révéler des informations de façon retardée, avec une certaine jubilation. La tragédie comique qui se joue sous les yeux du spectateur prend ainsi des allures de feuilleton, accentuées par les apartés face caméra du personnage de Mickey (Justin Timberlake), lequel relance à plusieurs reprises l’intrigue par une simple phrase lancée de manière désinvolte et détournée. Mais au-delà de ces artifices de scénario, aussi malins que roublards, le bagage théâtral et tragique du film, ainsi que sa texture thématique et visuelle, lui font atteindre une profondeur et une réflexivité inespérées, le classant probablement parmi les plus grands films de Woody Allen.
Évoquant le théâtre dans les dialogues – les personnages de Mickey et de Ginny (Kate Winslet) entament une relation d’abord par l’intermédiaire de leur passion commune pour la scène – en faisant notamment ouvertement référence à Tchekhov, le film entier s’articule autour de références à la scène et le fait avec des moyens de cinéma, sublimant continuellement des répliques et des décors semblant tout droit sortir d’une représentation classique d’une pièce qui ne l’est pas moins.
Si la trame du film et sa mise en scène font belle et bien allusion à Tchekhov – mais aussi à Tennessee Williams ou à Arthur Miller –, les décors et le jeu des acteurs semblent également faire partie de ce monde du théâtre, revisité par des procédés pleinement cinématographiques. Ainsi, l’espace de l’appartement de Humpty et Ginny ressemble à un décor de théâtre, mais la manière dont le revisitent la mise en scène d’Allen et le travail sur la lumière – élément également clé du film – le transcende et le fait exister en tant que décor protéiforme de cinéma. De la même manière, le jeu hors-norme et théâtral des acteurs – particulièrement Winslet et Belushi – participe de cette mise en abyme du spectacle, de ce parallèle tissé entre théâtre et cinéma, entre une scène et un plateau de tournage.
Enfin, le choix de Coney Island comme toile de fond à cette comédie tragique n’est pas anodin puisqu’il y a également un parallèle évident à tisser entre la théâtralité exacerbée mais transcendée du film et ce lieu ambigu, sorte de théâtre magique du spectacle et de l’illusion mais également chantre de la société de consommation, dans lequel sont piégés des gens à la limite de la précarité. Les personnages évoluent dans cet univers factice, féérique, mais n’ont qu’une obsession : celle de s’en arracher. C’est un petit théâtre des horreurs dans lequel se développe un drame humain, une tragédie à dimension universelle.