D’après Les trois sœurs d’Anton Tchekhov, adaptation, scénario et montage Christiane Jatahy, avec Isabel Teixeira, Julia Bernat & Stella Rabello. Du 5 au 7 octobre 2017 au Théâtre National.
Les trois sœurs créées par Tchekhov renouvèlent leur célébrité au Théâtre National. Cette fois-ci elles sont brésiliennes, elles parlent portugais et français, boivent beaucoup d’alcool et envoient des SMS. Cependant, Irina, Maria et Olga sont toujours ces trois femmes-là, en quête d’un changement, d’une autre vie, d’un ailleurs. C’est le jour de l’anniversaire d’Irina, un an après la mort de leur père. Elle a vingt ans maintenant, elle rêve de voyager et de découvrir le monde, elle voudrait transformer sa vie. Maria participe à la fête de sa sœur malgré sa souffrance qui ne lui laisse pas de trêve : elle est emprisonnée dans un mariage qu’elle regrette et dans une vie qu’elle déteste. Olga essaie d’être là pour ses sœurs, comme toujours, en se négligeant elle-même et en oubliant tous ses désirs les plus profonds. Les trois sœurs vivent dans l’illusion et dans l’espoir du changement.
Les spectateurs sont invités à la fête d’anniversaire d’Irina. La sœur ainée distribue du champagne et on danse tous ensemble sur le plateau. La salle est conçue, en effet, comme une extension de la scène. Le déroulement de l’histoire est très dynamique ainsi que la scénographie qui change souvent en modifiant les espaces. La musique live aide aussi à passer d’une ambiance à l’autre de manière rythmée. Différents dialogues sont menés en même temps, souvent en deux langues différentes. On doit choisir par où regarder car il est impossible de tout suivre. Le jeu d’acteur est d’un naturel si extraordinaire qu’il est difficile de saisir la limite entre les comédiennes et leurs personnages.
Des caméras sont intégrées dans la pièce et filment ce qui passe là où l’œil du spectateur n’arrive pas à voir. Ces images sont montées en direct et projetées dans une autre salle où, entre-temps, un autre public découvre la version cinéma du spectacle. Selon un dispositif original et surprenant What if they went to Moscow? est donc présenté en simultané dans deux espaces distincts, la pièce dans le Studio et le film, tourné et monté en direct, dans la salle Huisman.
A la fin de la pièce on est époustouflé par l’esthétique singulière de cette création et on a la sensation d’en avoir apprécié la forme mais de pas en avoir saisi le contenu. Après un entracte de 45 minutes pendant lequel on se questionne sur les zones d’ombre de la pièce, on échange la place avec le groupe de spectateurs qui ont vu la version cinématographique du spectacle et on découvre les images filmées tandis que les autres regardent la pièce.
Le point de vue des caméras est enfin dévoilé et on découvre une autre version des faits, un peu plus nuancée. Le choix des plans est efficace et bien réfléchi : tandis que sur le plateau il se passe beaucoup d’actions en même temps, la projection montre une interprétation bien précise de l’histoire. Si pendant la pièce les émotions sont exacerbées entre la joie inconditionnée et le désespoir le plus profond, et on est face à des scènes explicites et simultanées, quand on regarde le film le point de vue est plus figé. La version cinématographique apparaît comme un point de vue bien précis sur une question plus vaste posée lors de la pièce.
Ce spectacle est un entre-deux, dans le contenu et dans la forme. Il vaut mieux partir ou rester ? Changer ou persévérer ? La réponse est vague et réside dans le jeu de perspectives habilement mis en scène par Christiane Jatahy. What if they went to Moscow? nous questionne sur la place du spectateur dans le spectacle contemporain et sur la variété de regards que l’on peut avoir sur la vie.