Scénario : Lisa Lugrin
Dessin : Clément Xavier
Éditeur : Actes Sud
Sortie : 07 juin 2023
Genre : Roman graphique
Frances Gabe a un mari, deux enfants et une maison. Elle vit dans l’Oregon, dans les années 50, cet espace-temps parfois considéré comme le plus strict en termes de sexisme ordinaire et de répartitions standardisées des rôles entre hommes et femmes. Sauf qu’elle en a marre, de cette vie, et qu’elle tient à le faire savoir, même si ça déplait aux hommes alentours, à son mari pour commencer, ensuite aux voisins et au maire. Frances Gabe en a surtout marre de nettoyer.
Elle va donc repenser son monde quotidien pour sortir de l’esclavage. Washing Town, c’est la chronique ordinaire d’une femme épuisée. Le début de l’histoire de Frances Gabe est éloquent : elle s’occupe de deux enfants, seule, de les réveiller, de les nourrir, de les changer, de jouer avec. C’est une tâche de tous les instants, et un travail non rémunéré. Son mari est ahuri et s’énerve que le petit-déjeuner ne soit pas préparé à temps. C’est la panoplie de la femme exploitée qui est redessinée, aux gros traits clairs et limpides, dans des cases parsemées de taches noires et charbonneuses comme de la crasse dont on a du mal à se débarrasser. Même si c’est un sujet maintenant connu, et peut-être beaucoup rebattu, c’est aussi la partie la plus intéressante de la BD. C’est une bonne entrée en matière pour s’intéresser davantage à la thématique.
Mais Washing Town est aussi une adaptation dessinée de la vie réelle de Frances Gabe, qui a vécu plus de 100 ans, de 1915 à 2016. En ce sens, et au vu de l’étendue des jours passés par cette femme sur cette Terre, on peut être déçu du portrait grossier qui en est fait et de la pauvreté de l’intrigue. La Frances Gabe de Lisa Lugrin, Clément Xavier et Fanny Groshans n’est pas un personnage complexe, c’est une femme exploitée, et définie par cette exploitation. Elle représente et incarne un idéal de vie féministe de la combattante acharnée luttant contre le patriarcat, tandis que le mari, le maire et le psychiatre en sont réduits à leur sexisme ordinaire.
Une existence très variée, peu abordée ici
À la fin de la BD, une photo de la vraie Frances Gabe est apposée à côté de maigres informations biographiques et de croquis ou photos de ses inventions incroyables dénotant d’un certain génie touche-à-tout indéniable. Cependant, Washing Town ne laisse pas transparaître dans ses pages sa vie quotidienne créative, ni ses éventuels tourments intérieurs. Il n’y pas ici à chercher de contradictions ou de paradoxes, de doutes ou de questionnements, le récit se contentera d’une conversation avec le petit Jésus sur sa croix, d’un homme donc, lui confiant une mission libératrice.
À trop insister sur le sexisme ordinaire, qui est cependant aussi la partie la plus intéressante de l’œuvre, on en oublie d’explorer les relations humaines fines et compliquées, celles troublées par exemple qu’elle a partagées avec ses voisins. Le fait que cette femme ait terminé sa vie pauvre, exhibant sa maison gratuitement à des touristes de passage aurait pu être creusé. La forte mise en avant de la dénonciation de l’esclavage d’un sexe par l’autre empêche ou restreint fortement ici une approche psychologique fine qui nous aurait permis de saisir plus justement Frances Gabe, ou de s’en approcher davantage.