De Guillermo Calderón
Avec Sélène Assaf, Mathilde Lefèvre, Sarah Siré
Du 20 novembre au 30 novembre 2024
Au Théâtre des Martyrs
Elles sont trois femmes désignées, on ne sait pas pourquoi, elles non plus, pour décider du sort de la Villa Grimaldi. Un lieu emblématique de la dictature chilienne, théâtre de tortures, de viols, d’extermination.
Une grand table rectangulaire est posée en biais au centre d’une salle sans décor, fonctionnelle. Dessus, il y a une carafe d’eau et deux verres, une petite boîte en métal vitrée et quelques morceaux de papier. Deux femmes, l’une assise, l’autre qui fait les cent pas, attendent lorsqu’une troisième entre après, manifestement, une courte interruption.
Comme répondant à ce signal, la femme debout griffonne sur un bout de papier qu’elle glisse dans la boîte. La seconde se lève et en fait autant suivie par la dernière arrivée. Une certaine tension teintée de méfiance est palpable, chacune prenant soin que les autres ne puissent voir ce qu’elle écrit. Puis vient le dépouillement : option A, un vote ; option B, un vote. Le troisième bulletin est nul. En lieu et place d’un vote y figure un mot : marichiweu. Le cri des Indiens mapuches, le peuple de la terre, qui signifie : « Dix fois nous vaincrons ! ». L’une des trois a saboté le vote. Personne ne revendique, ni même ne reconnaît, ce geste mais toutes s’accusent mutuellement. La tension monte encore d’un cran.
Les trois femmes, qui ne se connaissaient pas avant ce jour, ont été chargée par le comité des survivants de décider de l’avenir de la Villa Grimaldi. Grande propriété située sur les hauteurs de Santiago de Chili, la villa a été un lieu de vie culturelle intense avant de devenir, dès le lendemain du coup d’État du 11 septembre 1973 (oui, le 11 septembre était chilien avant d’être américain), un lieu de détention, de viol et de torture. Entre 1973 et 1978, la DINA (Dirección de Inteligencia Nacional, la police politique de Pinochet) y a fait transiter 4.500 personnes, principalement des militants du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) et du Parti communiste chilien. A la fin des années 80, tous les bâtiments furent détruits afin d’éliminer toutes les traces de ce à quoi fut utilisé le lieu.
La commission spéciale, que composent ces trois femmes qui ignorent pourquoi elles ont été désignées, doit donc choisir entre deux options : reconstruire le lieu de sinistre mémoire ou utiliser le terrain pour y construire un musée. Face au vote nul qui est compris comme la désapprobation des propositions qui leur sont soumises, les Alexandra (elles se nomment toutes de même façon) décident d’entamer un vrai débat afin de trouver un accord qui combine les deux. Mais la tension ne disparaît pas pour autant et, dès que l’une d’elles quitte la pièce, les deux autres supputent, dénigrent, accusent l’absente quelle qu’elle soit.
Après s’être autoproclamée médiatrice, Alexandra (Sarah Siré) demande à Alexandra (Sélène Assaf) de présenter le projet de reconstruction du manoir sinistre tandis qu’Alexandra (Mathilde Lefèvre) sera chargée de décrire le projet de musée d’art contemporain. Cette dernière précise d’emblée que le fait de présenter une option ne signifie en rien que l’on en est partisan. Ambiance… Après les deux allocutions, un débat animé prend la forme de différentes propositions alternatives pour éviter la douleur pure ou de « jolifier » les choses même si « c’est l’art artistique qui peut donner un sens à ce qui est arrivé tellement c’est énorme ».
Invectives, éclats de voix, tentatives d’en venir aux mains, revirements, contrôle mental, mensonges, les protagonistes déploient énergie et colère à défendre une solution qui soit à la hauteur de la souffrance des victimes et des survivants sans devenir un fardeau mémoriel pour les générations actuelles et futures. En ceci, elles incarnent la fracture qui, aujourd’hui encore, divise la société chilienne. Il y a ceux qui ont vécu la dictature de Pinochet (33.221 arrestations arbitraires et cas de tortures entre 1973 et 1990, entre 500.000 et un million d’exilés, soit 5 à 10 % de la population de l’époque, NDLR) et refusent que leurs souffrances passent à la trappe de l’histoire, considérant qu’il est essentiel de ne pas oublier pour que cela ne se reproduise pas. Il y a, bien sûr, des (anciens) proches du régime militaire qui ne demandent ni plus ni moins que l’amnistie des auteurs de crimes contre l’humanité. Et puis, il y a toute une frange de la population qui n’a pas vécu les affres de cette période et souhaite prendre de la distance pour avancer et grandir dans une certaine sérénité.
Les trois comédiennes (Mathilde Lefèvre, Sarah Siré et Sophie Jaskulski, absente remplacée par Sélène Assaf) débordent d’énergie et de colère pour exprimer le ressentiment d’un peuple privé de la reconnaissance de son martyre.