Three Billboards, les panneaux de la vengeance
de Martin McDonagh
Drame, Comédie
Avec Caleb Landry Jones, Woody Harrelson
Sorti le 10 janvier 2018
Tandis que certains films s’aventurent gentiment sur des territoires un peu troubles, d’autres font de l’ambiguïté morale leur credo, leur approche esthétique et leur raison d’être. Le dernier long-métrage de Martin McDonagh, Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, est de ceux qui ne se refusent rien : ni glaçantes questions sur la justice ni sujets sensibles ne sont écartés de cette tragicomédie qui a le chic pour provoquer son spectateur.
Il y a pour commencer Mildred Hayes, une mère endeuillée dont les actions font d’elle un personnage principal trouble. Complètement bouleversée par le viol et le meurtre de sa fille, cette femme à l’injure facile et au caractère bien trempé ne se ménage pas dans son chagrin. La vengeance en tête et la haine dans le regard, elle n’a pas le moindre respect pour les conventions, la bienséance ou la raison. Il y a un amusement, voire une jubilation à la voir foncer droit devant chaque personne qui se place en obstacle sur sa route, jubilation qui doit beaucoup à la puissante performance de Frances McDormand. Son personnage semble surenchérir toutes les dix minutes dans l’énormité de ses actions, un tour de force compte tenu de son premier acte dans le film : outrée par l’absence de suspect sept mois après les faits, elle décide de louer trois grands panneaux en bordure de sa ville, où elle accuse noir sur rouge le Shérif (Woody Harrelson) de ne pas avoir placé un coupable derrière les barreaux.
Comme on pourrait s’y attendre, les actions de Mildred mettent le feu aux poudres. Non seulement le Shérif de cette bourgade américaine pittoresque est un mari et père de famille aimant, mais cet homme respecté par la communauté se trouve également être en train de mourir d’un cancer du pancréas. Attaquer une telle personne semble pour beaucoup de gens disproportionné, mais le film parvient remarquablement bien à nous faire comprendre les raisons qui ont amené cette femme à prendre de pareilles mesures. Il est difficile d’approuver ses méthodes, mais il ne semble pas tout à fait juste de lui en tenir rigueur. Dans un même mouvement, on ne peut que compatir avec le Shérif, un homme imparfait, mais dont les décisions sont souvent légitimes. C’est une mauvaise situation pour tout le monde, rendue encore plus tragique par le fait que ces deux personnages ont un même désir de voir justice accomplie.
De The Pillowman, sa glaçante pièce de théâtre, à son premier film étonnamment abouti, Bon Baiser de Bruges, Martin McDonagh a toujours eu un certain penchant pour les cruautés de la vie, avec le rire comme réaction et alternative principale au chagrin. Il n’est donc pas surprenant que ce même point de vue transparaisse à travers Three Billboards : la compassion fait place à la comédie noire, et le film nous balance entre les deux extrémités avec une certaine dextérité, nous entraînant dans les travers et les dilemmes de ses personnages, qui ne sont jamais envisagés comme tout à fait bons, ou tout à fait mauvais.
Plus encore que la cruauté de leur existence, le film entend nous faire rire de leur méchanceté les uns envers les autres. Nous sommes constamment invités à nous esclaffer des insultes bien senties que les personnages s’échangent, y compris celles qui sont racistes, homophobes ou sexistes. Peut-être trouverez-vous drôle le policier xénophobe et violent qu’incarne l’excellent Sam Rockwell (il nous est présenté comme désopilant en tout cas), mais la question de la nature de cette hilarité mérite certainement d’être posée. Ses insultes à caractère racial ne font-elles que refléter sa bêtise, ou font-elles rire pour elle-même, pour la provocation politiquement incorrecte qu’elles contiennent ? C’est ambigu, et pour empirer les choses, Three Billboards se permet même d’offrir à ce personnage une rédemption. Il aurait, paraît-il, « un bon fond » malgré tous ses abus de pouvoir et son agressive médiocrité. Son absolution n’est pas totale, et elle est certainement ambivalente, mais elle est tout de même dérangeante dans une fiction qui, pour tout son relativisme moral, se permet d’ignorer royalement le point de vue de ses personnages noirs, injustes victimes de la violence du policier incarné par Rockwell. Martin McDonagh aime clairement pousser les spectateurs dans leurs retranchements, mais le mélange de son humanisme cynique, de son humour mordant et de sa myopie sur quelques politiques l’amènent à faire plus d’un faux-pas.
Tout ceci ne signifie pas que le long-métrage n’est pas « bien fait ». La maîtrise du dialogue de McDonagh est assez phénoménale, ce qui n’étonnera aucune personne familière avec son œuvre. Three Billboards est le genre de film dont même la lecture du script s’annonce réjouissante, tant son auteur fait preuve d’une aisance évidente avec les mots. Que ses répliques piquantes soient prononcées par d’excellents acteurs est la cerise sur le gâteau : tout le monde est charismatique au possible, des têtes d’affiche aux seconds rôles (Caleb Landry Jones, Zeljko Ivanek, Amanda Warren, etc.). Sa réalisation est tout aussi impressionnante, à la fois rigoureuse et imaginative. Dommage qu’une fois ce récit de vengeance achevé, un sentiment de regret domine : celui d’avoir vu une œuvre dont les qualités évidentes et la géniale impertinence sont amoindries par le goût amer qu’il nous laisse dans la bouche. Three Billboards fait parfois rire, mais rarement sans grincer des dents.