auteur : Vladimir Sorokine
édition : Actes Sud
sortie : février 2017
genre : roman d’anticipation
Portrait halluciné d’un monde en miettes, Telluria nous plonge dans une nouvelle géographie en 50 histoires-flashs désarticulées. Rongées par leurs propres vices, les puissances européennes et la grande Russie ne sont plus, les wahhabites, talibans et autres salafistes y ont imposé un règne de terreur avant d’être anéantie à leur tour. Que reste-t-il ? Vladimir Sorokine nous fait faire le tour du propriétaire de son techno-moyen-âge dystopique. Il n’est pas beau le futur ?
Clou/Crâne/Marteau
Tout à foutu le camp ! L’Union européenne est morte (probablement au beau milieu d’une réunion à 27 sur le bienfondé d’un nouvel élargissement) et la Russie à suivi le même chemin, pulvérisée par les mains démentes de ses maîtres qui se vantaient d’être les seuls à pouvoir la sauver. Les djihadistes de tous horizons ont eu leur heure de gloire et plongé le monde dans l’obscurantisme le plus complet. Une kyrielle de micro-états de formes variée allant de la seigneurie, à la cité théocratique et passant par la république indépendante ont alors vu le jour.
Même explosion au niveau du génie génétique, Telluria est peuplée de clones, de chevaux géants, d’hommes de toutes tailles en fonction de l’usage que l’on souhaite en faire, de femme à tête de louve-cervière doté de proéminents phallus… Pour le meilleur et pour le pire, selon les goûts, tout à foutu le camp.
13éme roman de Sorokine, Telluria pousse à l’extrême une peur fort à la mode dans les salons de provinces et les plateaux de télévision : le choc des civilisations. Seulement, c’est moins ce choc qui semble intéressé Sorokine que ce qui lui succède. En entomologiste à boule de cristal, il se délecte à détailler les nouvelles espèces qui prolifèrent dans le cadavre du monde d’hier, le nôtre.
Fil principal du livre, la recherche des clous de tellure. Ce métal au cœur de toutes les quêtes, que tous aspirent à se carrer au milieu de la tête est tout à la fois une drogue, un outil d’exploration psychique, un déclencheur d’extases religieuses, une monnaie d’échange, un signe extérieur de richesse… Bref, un nouveau pétrole à tout faire.
Mieux vaut avoir un dealer de confiance, l’usage de cette substance demande un peu plus de dextérité que le maniement du briquet et du paquet de feuilles longues. Il convient de localiser la bonne zone du cerveau, avant d’y planter d’un coup de marteau expert le clou tant convoité. Toute erreur est fatale.
T’as pas Google maps ?
Ce sombre avenir Sorokine l’explore en 50 chapitres qui sont autant d’histoires indépendantes. Sautant d’une perspective à l’autre, on découvre Telluria par les yeux d’un journaliste junkie, d’un pédophile, du président d’une jeune république, d’une ouvrière malheureuse en amour…
Les recoupements sont rares, Sorokine explose les contours de la narration romanesque tout en rendant hommage à ses classiques littéraires (Orwell, Gogol, Baudelaire…) et peints touche après touche sa fresque. Vaste, foisonnant, inventif le récit est assez exigeant et souvent frustrant, à peine s’est-on pris d’affection pour une situation qu’il faut la quitter sans certitude sur sa fonction dans l’architecture globale de l’ouvrage.
La richesse même du livre est aussi sa première faiblesse, ne sachant que retenir, on se surprend à guetter le moindre écho, la plus petite ressemblance. Sorokine est généreux et déploie des lexiques complexes l’espace d’une page, pour n’en retenir qu’une poignée d’éléments, aussitôt plongé dans un nouveau vocabulaire, une autre langue.
Stylistiquement, on est sur du Rabelais feat Final Fantasy feat Trainspotting feat Boulgakov feat le film Krull (les vrais savent) feat re-Rabelais derrière. C’est donc assez fun, résolument baroque, débordant de trouvailles grandes et petites. Sorokine multiplie les styles et les formes (journal, lettre, dialogues théâtrales…) sur 350 pages ça décoiffe pas mal et c’est parfois le lecteur qui se met martel en tête pour s’y retrouver…
Ça colle aux dents
La folie de Telluria et celle de sa classe dominante, dévoile en creux une critique des puissants actuels. Sorokine prend pour acquis l’échec des nos politiques et les tiens pour responsables. Cette défiance est un point de départ, elle transparaît sans passer au premier plan. Opposant revendiqué de Poutine, il a vu l’un de ses précédents romans détruit en place publique par les jeunes militants de son cher président qui avaient au cours d’une truculente cession de bricolage construit une toilette géante pour y balancer les pages déchirées de son ouvrage. On ne peut qu’attendre avec impatience le nouveau rapport que ne manquera pas de faire ce club de lecture adepte des analogies scato-littéraire.
De temps à autre, l’univers de Telluria exhale l’amour du « bon vieux temps », les gentils artisans, les rois sympatoches, les prêtres stylés, les cools chevaliers. Dans l’un des fragments un protagoniste argumente que la Russie était de toute façon perdue et que c’est précisément en implosant qu’ont été sauvegardé, çà et là, sa pureté, son honneur et tout ce qui s’en suit. Y voir la thèse de l’auteur serait clairement forcé le trait, Telluria n’est pas la version techno-futuriste d’un zemmourien Suicide français, mais on flirte bel et bien avec l’idée. Or les « bons-vieux-tempseries » c’est comme les caramels, ça colle aux dents si bien qu’on se trouve plus heureux de les voir durcir en grappe dans la coupole de la table basse du salon que d’en remanger vraiment.
Ok, on classe volontiers le camarade Sorokine chez les postmodernes antitotalitaire, et sa vision du futur ne file pas l’envie de voir demain arrivé, mais on peut tout de même assez facilement prendre Telluria pour une sorte de Soumission du copain Houellebecq sauce Mad Max avec tout ce que cela implique sur la bonne dose d’ironie et de lecture entre les lignes à adopter pour demeurer à bonne distance des néo-con-servateurs de tout poil.
À cheval entre la curiosité littéraire et l’expérimentation futurologique, Telluria à de quoi dérouter tant formellement que sur le fond. À conseiller aux lecteurs avertis donc, mais sa publication confirme la volonté de la collection Exofiction (où l’on avait déjà pu découvrir l’excellent Zombie Nostalgie) de mettre en avant les ovnis de la littérature SF contemporaine et ça, ça vaut son pesant de tellure.