Quand je serai dictateur
de Yaël André
Documentaire
Sorti le 28 mai 2014
Critique :
Et si les images du quotidien, filmées en Super 8 et 8 mm par des anonymes durant des dizaines d’années, ne racontaient pas seulement leur propres vies, ne se limitaient pas à cartographier leur propres univers ? Si on s’emparait des images d’amateurs pour construire les multiples bifurcations qu’aurait pu prendre notre vie à nous ? Si les bribes du monde captées par les autres démultipliaient notre existence personnelle ? C’est autour de la tentative de faire du soi avec de l’autre que Yaël André a bâti l’idée un peu dingue de cet objet cinématographique pour le moins atypique, qui brouille les frontières entre le documentaire et la fiction, le réel et l’imaginaire.
La cinéaste, qui toujours eu le goût des créations hybrides, a collecté des centaines de films amateurs pour les assembler autour d’un très beau texte, interprété en voix off par la comédienne Laurence Vielle, qui évoque toutes les formes qu’aurait pu prendre la vie de la narratrice dans d’autres univers : dans l’un, elle est aventurière, dans l’autre chef-comptable ou mère exemplaire. Les images éparses sont alors réagencées selon les chapitres construits autour de ces destins spécifiques, mais en constituent bien plus une évocation qu’une stricte illustration. Le fil conducteur du récit, c’est la relation de la narratrice avec son ami Georges, disparu tragiquement, qui continue à vivre dans les univers possibles qu’explore le film.
Bien sûr, on peut parler de Quand je serai dictateur à travers sa construction impressionnante et le travail titanesque qui lui a donné naissance : collecte de bobines, visionnage de centaines de films, montage, numérisation, compilation d’images… Mais ce serait sans doute réduire le film à un exercice de style en négligeant sa profondeur. Car il réussit, qualité rare, à allier la réflexion la plus fine, notamment sur l’usage même des images, à une sensibilité toute sensorielle : il touche juste.
Le film, en effet, propose sans en avoir l’air, à travers sa construction même, une attitude face à la vie : il nous invite à être attentif à la banalité comme à l’extraordinaire, aux forêts, à la mer, aux machines, aux visages, aux animaux, il nous suggère de regarder la vie dans les détails. Quand je serai dictateur est une tentative magique pour déjouer la mort et le temps, une entreprise folle qui garde la faim vorace de l’enfance, celle qui refuse de renoncer, celle qui décide que la vie continue toujours quelque part, et qui décide que nous pouvons, dès que nous en avons envie, habiter l’ailleurs. Le film parvient aussi à être un récit à la fois extrêmement personnel et dénué de nombrilisme : la vie individuelle s’y étend au-delà de ses limites, empiète sur tout ce qui la traverse, le monde, les autres, les regrets et les fantasmes, jusqu’à mettre les images des autres sur nos propres mots. Les mots eux-mêmes sont pour beaucoup dans la beauté du film : le texte lumineux de Yaël André atteint un très juste équilibre entre la pudeur et l’explicite, entre la fulgurance des souvenirs et la frénésie de l’imaginaire.
De ce jeu entre l’un et le multiple, entre la foule d’images et le fil du récit, naît une œuvre qui frappe par sa légèreté et sa folie douce mâtinées de mélancolie, où l’absence de l’ami perdu nourrit la luxuriance : face au manque, Quand je serai dictateur est une émouvante incitation à peupler la vie de tout ce qui l’empêche d’être vide, à mélanger à l’envie la masse vertigineuse des souvenirs pour inventer son histoire. « Imagination, mon enfant » : le film nous rappelle ce mot de René Char.
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