Dans Une histoire de fou, Robert Guédiguian aborde les conséquences du génocide arménien sur les générations suivantes. Nous l’avons rencontré lors de son passage à Bruxelles pour la présentation du film.
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Vous avez choisi de démarrer le film par une mise en perspective historique, avec une introduction en noir et blanc résumant un épisode fort de l’histoire de la communauté arménienne, avant d’aborder de front la partie fictionnelle. Pourquoi ce choix ?
Il fallait choisir une manière de raconter les faits originels de cette affaire, à savoir le génocide. Et je pense que le génocide, cela ne se filme pas. On ne peut pas filmer des éventrations, des décapitations, sous peine de courir le risque que la violence ne se transforme en spectacle. Je me suis souvenu du procès de Soghomon Tehlirian pour le meurtre de Talaat Pacha et j’ai pensé que parler de ce procès me permettrait de poser la problématique du film, à savoir le génocide mais aussi la justice, la violence. Et surtout la problématique du rapport entre justice et morale. Ce qui est exceptionnel dans ce procès, c’est que Tehlirian a été acquitté pour le meurtre de cet homme qui avait une grande part de responsabilité dans le génocide. Pour les Arméniens, le procès Tehlirian est un peu comme le procès de Nuremberg. De plus, comme le génocide n’est toujours pas reconnu par tous, je trouvais que le noir et blanc et cette authenticité du procès donnait l’impression que l’on commençait par une fausse archive. Comme il n’existe pas d’archive, j’en ai fabriqué une. De cette manière, on commence le film en montrant l’Histoire, pour pouvoir mieux développer après les conséquences dans les familles arméniennes, quelques générations plus tard.
Vous dites que l’on ne peut pas filmer le génocide. Le débat est récurrent, notamment autour de la représentation à l’écran de la Shoah. Certains essaient de montrer sans filmer de front. Quelle est votre perspective là-dessus ?
Je crois qu’on ne peut pas filmer un camp de concentration ou un camp d’extermination. Même en ce qui concerne le film récent Le fils de Saul, je ne l’ai pas vu mais je sais que le cadre est restreint, la profondeur de champ est inexistante…. C’est filmer sans filmer par ce qu’on ne peut pas le faire. C’est une question d’éthique et de responsabilité. Les mots le permettent parce que cela reste abstrait. Donc la littérature ou même le théâtre peuvent le faire. Le cinéma ne peut le faire qu’à travers les dialogues. C’est pour ça qu’une plaidoirie permet de raconter l’horreur, sans la montrer. C’est lié au fait même du cinéma, car je pense que l’image est toujours susceptible de procurer du plaisir, même une image horrible. La violence doit être filmée de manière impulsive et c’est contradictoire avec l’idée de cinéma, car il faudrait la filmer pour qu’on ne puisse pas la regarder. J’ai appris ça très jeune en voyant Salo de Pasolini, qui est le seul film dans lequel on nous montre des choses irregardables. Pasolini va jusqu’à assumer ça pour nous parler de l’obscénité et du regard, déjà dans les années 70.
De quelle manière abordez-vous le recours à la fiction ? Permet-elle de mettre à plat les faits réels et de les transcender ?
Je pense que la fiction doit de toute manière prendre des libertés par rapport au réel, car elle doit répondre à des impératifs comme la fluidité d’un récit, les rebondissements, les ellipses. Tout cela fait que l’on triche un peu avec le réel. Mais quand il s’agit de faits historique, il faut éviter tous les contresens. Les changements que je m’autorise par rapport au réel restent minimes, comme par exemple de déplacer l’action d’un événement de Paris à Marseille. Ce n’est donc pas rigoureusement exact par rapport au réel, mais l’essence du fait reste la même. À chaque fois que j’ai abordé le genre du film historique, j’ai toujours procédé de cette manière, en étant très rigoureux sur la signification mais en dérogeant à certaines choses factuelles. Et dans ce cas-là, je trouve que la fiction est en quelque sorte supérieure au documentaire, parce qu’elle provoque une identification des spectateurs aux personnages. Et je pense que cette identification fait que l’on apprend mieux et plus profondément que dans un documentaire.
Pensez-vous que vos films ont une fonction didactique et politique ?
Oui, en tout cas, le cinéma que j’aime est un cinéma dans lequel on apprend quelque chose. Paradoxalement, comme disait Truffaut, tout bon film est un documentaire. Quand je vais au cinéma, il faut que j’en sorte grandi, augmenté. Le cinéma est une manière très forte d’apprendre.
Dans le film, le personnage de Gilles Tessier est touché malgré lui par la problématique arménienne suite à l’attentat dont il a été la victime collatérale. Il va s’intéresser de lui-même aux tenants et aux aboutissants de la question arménienne. Est-il une sorte de double du spectateur qui rentre dans quelque chose qu’il ne connaît pas et qui va en tirer un enseignement ?
Oui, tout à fait. Je me suis inspiré de l’histoire vraie d’un journaliste espagnol qui a perdu ses jambes et qui a cherché à rencontrer ceux qui avaient posé la bombe afin de connaître leur motivation, pour finalement adhérer à la cause arménienne. J’ai trouvé que c’était le moyen idéal de passer à la fiction, de se mettre dans la position d’une personne qui est ignorante sur le sujet. Cette histoire m’a donné le point de vue pour rentrer dans le film.
Le point d’impact entre le personnage de Gilles et la famille arménienne est aussi symbolisée par une très belle scène dans laquelle le père prend Gilles sur ses épaules pour l’emmener voir la chambre du fils, qui est également le bourreau…
Oui, je trouvais que c’était une image forte, presque chrétienne. Pour les parents, le personnage de Gilles va être leur croix mais il va également être un vecteur de rédemption et un moyen pour la mère de retrouver son fils et peut-être de le sauver. C’est une image que j’aime beaucoup et je tenais, dès l’écriture, à ce qu’il le prenne sur son dos et qu’il en ressente le « poids ». Désormais, ils auront ce poids sur leurs épaules toute leur vie.
De ces deux personnages – le fils qui part s’engager pour la cause arménienne et Gilles qui est amené à s’y intéresser malgré lui – lequel est le plus proche de vous ? Est-ce que vous partagez l’esprit interventionniste de l’un ou la démarche plus distanciée de l’autre ?
Je pense être un peu dans tous les personnages. Je suis en partie d’accord avec tous, sauf un – le « méchant », qui est détestable. Sinon, je me reconnais dans tous les personnages. Les stratégies de Gilles et d’Aram, tout comme les positions du père et de la mère, sont justes bien que différentes. Quand j’écris un film comme celui-ci, au centre duquel il y a un débat, des oppositions de discours et de stratégies, j’adhère à toutes ces complexités-là. Renoir disait que ce qui est effroyable, c’est que tout le monde a ses raisons, et je me reconnais beaucoup là-dedans.
Vous donnez à tous les personnages la chance de s’affirmer ou de se racheter de quelque chose…
Oui, il faut que tous les personnages aient leur chance d’exister et d’exposer au spectateur leurs idées afin que celui-ci se fasse son opinion. C’est dans ce sens-là aussi que la fiction est peut-être plus complexe qu’un texte théorique, à travers cette diversité de points de vue et cette incarnation. Cela permet de voir que les idées ont un décor. On peut s’identifier, on peut presque toucher….
Vous avez mis pas mal d’années avant de faire des films sur l’Arménie. Vous aviez envie de mûrir cette question avant de l’aborder ?
Non, en fait j’ai longtemps pensé que les questions liées à l’origine étaient secondaires. Aujourd’hui, je crois que j’ai un peu eu tort. Elles ne sont pas secondaires, elles sont secondes. Ce qui n’est pas la même chose, parce que les affaires secondes, il faut aussi s’en occuper. Ce n’est pas quelque chose qu’il faut négliger. Mais c’est second, car je continue à penser que l’essentiel des combats qui doivent nous préoccuper sont des combats économiques, sociaux et politiques. Il faut d’abord s’occuper d’être moins pauvre et d’avoir plus à manger dans notre assiette. Ensuite, on peut s’occuper de la manière dont, selon notre couleur ou notre provenance, on est discriminé ou pas. C’est une question qui vient après, je reste dans ce point de vue « marxiste ». Mais comme cette question est apparue et a pris des proportions inimaginables ces dernières années, dans toutes les parties du monde, j’ai un peu infléchi ma position. Et c’est clair que nous, les gens de gauches, devons nous préoccuper de cette question-là, puisqu’on nous la pose. Je ne vois pas pourquoi je laisserais le terrain de ce débat, sur l’origine et l’identité, à tous les intégrismes qui existent, qu’ils soient religieux ou politiques. Du coup, comme je suis arménien, je me suis occupé de l’Arménie, mais si j’avais été kurde, je me serais occupé des kurdes, et si j’avais été polonais, je me serais occupé des polonais.
L’idée du combat politique est au centre de votre cinéma, et surtout la manière dont il faut le mener, avec quels outils, avec quelle éthique…
Je suis tombé dedans quand j’étais petit. J’incite tout le monde, et en particulier les jeunes, à faire de la politique d’une manière ou d’une autre. C’est pour ça que j’essaie toujours de mettre en scène des personnages qui sont actifs dans l’Histoire, qui n’en sont pas les jouets passifs. Je crois que les gens se laissent trop souvent manipuler. Il y a des tas de moyens d’agir sur les choses, et il ne faut pas hésiter à le faire. C’est le piège des démocraties occidentales, à force de délégation, de ne plus s’occuper de politique. La politique, ce n’est pas aller voter une fois tous les ans ou tous les deux ans, c’est agir quotidiennement. C’est vrai que c’est compliqué de rentrer dans des partis aujourd’hui, mais il y a des tonnes d’associations dans lesquelles on peut s’engager. Récemment, suite aux évènements tragiques qui ont eu lieu à Paris, toutes les déclarations que j’ai faites sur le sujet vont dans ce sens. Bien sûr, il faut aller déposer une fleur, rendre hommage aux victimes, mais tout de suite après il faut aller adhérer à un organisme qui milite, qui va se battre tous les jours.
Propos recueillis par Thibaut Grégoire