Mis en scène par Sébastien Foucault, avec Françoise Wallemacq, Vedrana Božinović, Michel Villée. Du 10 au 15 mai 2022 au Théâtre Les Tanneurs.
Correspondance de guerre dans l’espace scénique : une résurgence nécessaire
Sébastien Foucault, de la compagnie Cie Que Faire, analyse dans cette représentation la médiatisation du conflit et la complexité d’une telle communication. En convoquant des reporters d’origine différente mais ayant tous été témoins de la guerre de Bosnie-Herzégovine, – Vedrana Božinović, Françoise Wallemacq, Michel Villée – le metteur en scène englobe la pluralité du récit, l’importance de la fonction langagière et surtout l’implication émotionnelle nécessaire à la réciprocité. Catastrophe naturelle ou affres majeurs du capitalisme, le chaos doit être représenté et transmis.
La Grande Guerre se place en matrice des médias modernes, passant parfois sous trappe d’autres conflits dont l’histoire mérite largement d’être diffusée. Une diffusion essentielle si l’on veut comprendre les rouages du récit médiatique et ses enjeux humains. Le script se centre sur l’explosion de l’ex-Yougoslavie, dont les crimes inhumains et les cicatrices encore ouvertes ne connaissent qu’un faible écho. Écran télévisé, antenne de radio et salon bosniaque traditionnel : le décor est planté pour jouer une chronique qui mêle réalité et fiction. La devoir de mémoire – et la clarté des informations transmises qu’il implique – reste cependant au centre du plateau dont les dispositifs raccrochent le spectateur au fil rouge du témoignage. La réalisation de cette pièce constitue une deuxième mise en scène des évènements et capte, de manière plus directe que la télévision ou le cinéma, les séquelles et les frustrations dues aux répétitions de l’Histoire ; un artifice qui constitue à la fois une barrière protectrice et une invitation à s’investir. Cartes digitales, marionnette et fumée rejouent le traumatisme pour mieux l’intégrer. On pourrait se sentir perdu par ce flux de données qui dilue la réalité dans un décor fictif, pourtant la clarté du discours et la maîtrise scénaristique nous instruisent autant qu’elles nous immergent dans le récit. L’usage en alternance de trois langues, bosniaque, anglais et français permet de comprendre l’importance des traducteurs. Trop souvent utilisé comme outils-tampons ou intermédiaires, on oublie de prendre conscience de la charge émotionnelle qu’ils portent. Françoise Wallemacq souligne qu’elle peut ajuster sa position grâce à cette médiation quand sa traductrice n’en a pas le temps. Les langues, et l’adaptation qu’elles requièrent, cernent les différentes strates du récit et les étapes opérant des nuances subtiles. Étant polarisés par des images et des souvenirs traumatiques il serait illusoire de croire à une objectivité de la part des êtres témoins, la mise en forme des émotions et l’organisation du discours devient essentielle pour rendre lisible leur parcours.
La pièce nous apprend que l’évolution des conflits est à chercher dans le visuel, le choix des angles, le choix des mots, et non forcément dans la factualité. Les viols collectifs, l’indifférence d’une société capitaliste et le sacrifice des civils ayant toujours existés. La beauté qui apparaît au milieu des tragédies est poétiquement relevée par Françoise Wallemacq qualifiée par Sébastien Foucault d’historienne des émotions et qui explique que la vie continue même dans les moments les plus sombres. Témoin, médiateur mais également scénariste, le reporter de guerre a une place délicate et est seul responsable de ses choix de transmission. Focalisé sur les évènements les plus poignants, pour mieux toucher son public et espérer une réaction de sa part, le voyeurisme est peut-être nécessaire à la diffusion et ne doit pas être confondu avec du sadisme ; une ambiguïté pointée notamment lors de report comme L’Enfant et le Vautour qu’évoque Vedrana qui s’est identifiée à l’Enfant, dans le passé. Le récit journalistique est la pièce maîtresse du regard de la société sur la guerre, l’espace scénique transpose ce regard et devient un véhicule d’expression alternatif.
N’hésitant pas à user d’une fausse explosion pour pousser le réalisme jusqu’au bout – et également matérialiser la dimension théâtrale du reportage – la nécessité d’impliquer le spectateur affectivement et physiquement est explicité par les sursauts qu’elle provoque. Explosions au port de Beyrouth, au Bataclan ou dans les métropoles ukrainiennes, leurs détonations marquent toujours un tournant dans l’Histoire et un changement des mentalités. Ce changement est-il pour autant pérenne ? L’Histoire est-elle condamnée à se répéter ? Ces questionnements séculaires sont exprimés tout au long du script, en particulier par Vedrana Božinović qui tient à faire de la pièce une expérience participative. Le public reçoit plusieurs reprises des injonctions et la comédienne s’adresse à lui de manière très directe. Le choc au théâtre devient alors une stratégie de conscience collective. En choisissant comme tranche de vie principale l’histoire d’un petit garçon fauché par un obus à Tuzla, le metteur en scène est sûr de toucher son récepteur et marque le fait que la guerre n’est pas qu’une question d’adulte. La marionnette de Sandro devient symbole de crime de guerre et met chaque individu face à sa propre fragilité.
Vous êtes ignorants si vous pensez que la guerre n’arrivera jamais chez vous, tient à signaler Vedrana en ouverture, comptant sur une solidarité miroir pour que l’on assimile l’impuissance commune face aux dominants. Pourtant, les vertus de la solidarité démarrent plutôt lorsque l’on s’émancipe des barrières hiérarchiques liées aux ethnies et du dogme oligarchique plutôt que par une politique de la peur. Connecter le public avec le reste du monde par le billet artistique permet cependant de lutter contre une amnésie dangereuse, car terreau fertile pour les sociétés dictatoriales. Le théâtre documentaire est alors un cadre d’intervention à l’échelle internationale, un moyen d’aborder le report de guerre sous un angle à la fois intime et créatif ; blessures individuelles et collectives ne sont pas deux récits différents, mais bien une même précieuse contusion pour tirer une philosophie de l’Histoire.