Réparer les Vivants
de Katell Quillévéré
Drame
Avec Tahar Rahim, Emmanuelle Seigner, Anne Dorval
Sorti le 9 novembre 2016
Il y a une petite dizaine d’années, à la Foire du Livre de Bruxelles, je parcourais les rayons jeunesse comme un fantôme sous morphine : j’étais épuisée et ma mère tenait formellement à upgrader ma culture littéraire. Je longeais donc les tables en quête de première de couverture chatoyante, bref, d’une image assez criarde pour daigner faire réagir mon cerveau atrophié d’adolescente. Ce fut Dans les rapides (Naïve, 2007) qui reteint mon attention : trois filles autour d’une voiture seventies, couverture pop sur papier mat. J’étais seule devant le stand et l’auteure me regardait si fixement que je n’osais ni prendre le livre, ni lever la tête. C’était Maylis de Kerangal. Elle allait devenir l’un des écrivains les plus appréciés du siècle naissant.
Depuis ce jour, après une longue dédicace sur un livre que je ne quitterais plus, j’aime à me plonger, lors de chaque parution de l’auteure, dans la texture de son verbe, dans l’énergie folle mais concentrée de sa plume. Avec Réparer les Vivants, son avant-dernier roman, Kerangal s’attaque au sujet grave de la transplantation. Ressusciter un être, lui redonner vie, grâce à un corps sur le point de s’éteindre. Un roman sur la toute puissance de la science et de ses limites, qui bénéficia d’un succès populaire et critique (lauréat d’une dizaine de prix).
Nous pouvions nous attendre à une première adaptation cinématographique.
Après le remarqué Suzanne (2013), Katell Quillévéré s’empare du roman de Maylis de Kerangal avec un casting glamour : Emmanuelle Seigner, Kool Shen, Tahar Rahim, Anne Dorval, Alice Taglioni, Bouli Lanners… Les premières minutes du film se regardent avec curiosité, vitesse, il y a quelque chose de soufflant –nous passons d’une cité grise et froide aux vagues presque Hawaïennes de la côte normande, des trois jeunes surfeurs qui s’y précipitent. La réalisatrice filme ces eaux avec une douce fascination qui se transforme en ennui sec pour le spectateur. Le film, à ce moment précis, perd de sa vitalité pour se morfondre dans une léthargie étrange, installée par ses décors et ses personnages dépourvus de connexions, comme si chacun évoluait dans sa bulle, incapable d’aimer ou d’entreprendre l’autre. Tout est triste, implacable, insondable. Quillévéré regarde trop ses acteurs, nous inflige de l’image faute de narration. Or, Kerangal, c’est du langage. Pas toujours parlé, certes, mais sa force réside dans la forme de son écriture, dans son style ultra-léché, ultra-buriné-patiné. Dès lors, comment retranscrire les phrases de l’auteure, construites comme un immeuble à appartements, dans un cinéma français qui se regarde filmer ?
Il s’agit-là de la première leçon que reçoivent les jeunes réalisateurs des écoles de cinéma : Comment sait-on qu’un personnage est triste ? Comment sait-on qu’il est heureux ? Pour Quillévéré, demander à ses comédiens de pleurer (sur la musique sanguinolente d’Alexandre Desplat) ou de sourire, suffit à transmettre un message. Or, le spectateur n’est pas dupe. Il aime les joutes verbales, il aime les personnages qui se disent, qui se confient, qui permettent l’identification. Pourquoi nous infliger, en plan fixe, les images du bistouri trifouillant un cœur découpé à vif ? Nulle poésie ne se dégage, hélas, du scénario.
Espérons que les deux autres succès de Kerangal en cours d’adaptation (Corniche Kennedy par Dominique Cabrera et Naissance d’un pont par Julie Gavras) trouvent la façon juste de coller aux mots et au rythme propre à l’auteure, toujours en mouvement, jamais établie, caressant, sans s’y arrêter, les turpitudes de l’âme humaine.