Ce 9 juillet, Una via a Palermo sort dans les salles du Royaume (lire la critique ici). À cette occasion, nous avons eu l’opportunité de rencontrer la réalisatrice Emma Dante.
______
Le Suricate Magazine : Emma Dante, vous venez du monde du théâtre, et on perçoit dans votre film un goût du théâtre, un sens de la dramatisation et de la mise en scène, comme un appel du théâtre. Pourquoi avoir choisi de passer, pour la première fois, au cinéma ? Est-ce une expérience que vous souhaiteriez poursuivre ?
Emma Dante : Je voudrais écrire un nouveau scénario à partir de ma pièce, Les sœurs Macaluso, qui parle de sept sœurs et qui sera jouée au Théâtre National en février 2015. Pour l’histoire de Una via a Palermo, le théâtre n’était pas possible : j’avais besoin de la lumière véritable, des murs, de la voiture, de la vitre, et j’ai tout de suite pensé que le cinéma serait parfait pour ça. J’ai donc tenté cette nouvelle aventure, toujours en partant de mon propre langage.
Ce choix rendait davantage la sensualité, la dimension physique de la ville ?
Oui, le cinéma collait mieux au corps, au souffle dans le cou. La caméra est toujours très proche des parties du corps.
La rue que vous filmez est une rue que vous connaissez bien, il me semble. Pourriez-vous la situer un peu pour nous dans le paysage de Palerme (urbanistique, démographique, social…), ainsi que dans votre propre paysage mental ?
J’ai vécu dans cette rue jusqu’à il y a cinq ans. Ce qui arrive dans le film est assez réaliste : c’est une rue à double sens très étroite. Souvent, deux voitures se croisent, et si l’une refuse de reculer, l’autre ne peut pas passer. Donc certains se bloquent, parce qu’ils estiment qu’ils ont le droit de passer, et les bouchons sont fréquents. La rue est située dans un quartier assez populaire mais qui compte aussi des petites maisons avec jardins. C’est un mélange, un quartier assez anormal, avec beaucoup de constructions anarchiques. C’est un quartier un peu hybride. C’est sa nature.
Je voulais partir de cette rue pour raconter quelque chose de plus universel. Je ne voulais pas me contenter de raconter une rue de Palerme, mais plutôt un état d’âme, un sentiment humain, et aborder des interrogations qui sont propres à tous les êtres humains, quelle que soit leur nationalité. L’enfermement est dans leur tête.
La rue, d’ailleurs, s’élargit au fur et à mesure du film…
Oui, c’est une clef de lecture nécessaire. La fermeture n’est pas un problème d’espace. Il y a de l’espace pour tous, mais on ne s’en rend pas compte.
Una Via a Palermo est un duel de femmes entourées par des hommes. Les femmes sont au centre de l’affrontement, mais autour d’elles, ce sont les hommes qui mènent les négociations, les combines, qui essaient de « gérer » le conflit. Quelle place avez-vous souhaité accorder à ces rapports entre les deux sexes, et pourquoi ?
Les hommes, dans ce film, font le travail sale, les petites affaires lucratives ; ils essaient de profiter de la situation. Mais les femmes se heurtent à leur propre vie. Elles utilisent cet incident pour regarder l’autre, et, à travers l’autre, regarder à l’intérieur d’elles-mêmes. La position des femmes est certainement beaucoup plus intéressante que celle des hommes qui les entourent. Selon les schémas traditionnels, ça devrait être le contraire : les femmes en périphérie, les hommes au centre, pointant leurs pistolets. Ce renversement raconte une autre nature.
Le film traite à la base d’un incident banal, infime. On comprend bien sûr que dans le refus de chacune de céder, il y a beaucoup plus que cette histoire de voiture, et l’anecdote prend des proportions finalement proches de la tragédie. Comment vous est venue l’idée de cette situation de base, et de l’utiliser pour traiter quelque chose qui la dépasse ?
Parce que je l’ai vécue. Quand je vivais là, je me suis retrouvée en face d’une autre voiture conduite par une vieille, qui n’arrivait pas à passer. Elle avait éteint le moteur et par réflexe, j’ai fait la même chose. Je me souviens du vent, du silence ; je n’oublierai jamais ce moment-là. Et j’ai pensé qu’il était intéressant de développer cette histoire, parce qu’elle racontait des choses qui allaient bien au-delà de cet accident de parcours paradoxal.
Autour des deux femmes, il y a énormément d’agitation, de nervosité, de bruit. Mais toutes deux sont comme isolées du monde dans leurs voitures, et murées dans un entêtement silencieux. Avez-vous été tentées de les faire parler, de développer les raisons de leur refus de céder, leurs histoires personnelles, ou souhaitiez-vous au contraire que tout passe simplement par des regards, par l’interprétation du spectateur, en dehors de la parole ?
Le film est divisé en deux parties. La première partie est très réaliste, nerveuse, nous avons tourné avec les méthodes du cinéma documentaire, caméra à l’épaule. La seconde va vers une atmosphère raréfiée, en suspens. Avec la nuit arrivent le silence, les regards, la tension, les animaux, et la rue qui s’élargit. Le film va vers une soustraction jusqu’à la scène finale, le seul moment du film où il y a de la musique.
Le silence prend donc place dans l’architecture d’ensemble, le découpage global du film. Mais avez-vous eu envie de développer les histoires de ces deux femmes ? On en saisit quelques bribes, mais on sait très peu de choses d’elles, surtout de la vieille femme…
C’est une montagne, un monolithe. Elle ne dit rien parce qu’elle n’a plus rien à dire, pas parce qu’elle est muette ou mutilée. Elle est à bout de paroles.
Una Via a Palermo est comme une métonymie de la ville, c’est à dire que la tension sociale, les difficultés, la douleur, y sont traitées à partir d’une situation microscopique, qui combine différentes dimensions : la langue de la ville, le quotidien de ceux qui y vivent, l’atmosphère physique de la ville, sa sensualité, sa lumière, sa chaleur, ses bruits…Est ce que cela correspond à un choix de ne pas aborder comme on l’attendrait et frontalement la réalité de la ville, mais de la saisir par les côtés, par des voies détournées, par ses incidents plutôt que par le grand spectacle ?
C’est une vision périphérique. Ça raconte une ville qui n’est pas une ville de cartes postales. Palerme est essentiellement une ville de mer, avec la cassata, les cannoli (pâtisseries traditionnelles siciliennes, NDLR), le théâtre de marionnettes… Il n’y a rien de tout ça dans le film : seulement une montagne, la pierre, l’aridité. C’est une tentative de raconter une petite tribu qui vit aux marges de la ville, qui s’organise à partir de ses propres règles, où les institutions, l’opinion publique, ne rentrent pas, où il n’y a pas de présence étatique. Et cela, c’est un danger pour la ville ; ce comportement mafieux génère et nourrit la mafia.
Propos recueillis par Emilie Garcia-Guillen