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    Rencontre avec Benjamin Colaux et Christopher Yates

    A l’occasion de la sortie du film « Reveka », nous sommes partis à la rencontre de ses deux réalisateurs, Benjamin Colaux et Christopher Yates.

    S’il y a bien un point marquant dans votre film, c’est votre manière de traiter de la mythologie des mineurs en choisissant de donner de la voix et de l’image aux fantômes qu’ils côtoient jour après jour. Comment cela s’est-il passé ?

    Benjamin Colaux : On a fait de chouettes images quand on y est allé la première fois en 2010 et quand on est revenu les voir, ils se sont vraiment lâchés sur leurs histoires de fantômes. On avait d’autres scènes dans lesquelles ils reparlaient des fantômes, mais on a fini par les couper, car cela revenait un peu trop souvent. On a préféré montrer cette croyance plutôt par l’image. Ce qui nous a frappé au début c’est de voir cette roche qui suinte, ces visages qui apparaissent, ces ombres qui viennent vers nous et qui disparaissent dans le noir.

    Christopher Yates : Le film n’a pas pour vocation de faire un travail anthropologique exhaustif, d’autant plus que tout ce que l’on raconte, tout ce que l’on a essayé de faire ressentir de notre point de vue est quelque chose de quotidien pour eux. Que ce soit la coexistence avec les fantômes, la Pachamama (la Terre Mère), le fait de déverser de l’alcool à terre, c’est un peu comme faire « Santé » chez nous ! C’est complètement normal et c’est partagé par tout le monde. J’ai l’impression qu’on fantasme toujours sur les traditions de certaines cultures éloignées alors que là-bas, les gens les vivent de manière très consciente et parfaitement intégrée. D’un côté, c’est nous qui allons chercher ces traditions, c’est nous qui allons les questionner, mais si on ne leur posait pas la question, ils n’en parleraient pas. La présence du diable dans la mine pour eux, c’est quotidien, ils en parlent, et c’est davantage nous qui en avons peur.

    B.C : Tout ce qui est dans le film vient clairement d’eux : quand nous on parle de fantôme, quand on dit qu’on veut le traduire par l’image, c’est vrai, mais ça vient aussi d’eux.

    On peut déceler chez ces hommes des sentiments partagés à l’égard de leur travail, à la fois dans la fierté mais aussi dans la résignation.

    C.Y : Oui, c’est vrai, il y a une forme de complainte, comme s’ils disaient : « on est obligé d’aller travailler dans la mine, on va y mourir, on veut autre chose pour nos enfants, mais en même temps on est fier parce que l’on perpétue une tradition qui est celle de nos ancêtres qui sont morts dans la mine ». Quelque part, il y a une sorte de cycle un peu fataliste qui dirait « si mon père est mort dans la mine, moi je dois contrer le diable qui a emporté l’âme de mon père, même si en faisant ça je me damne moi-même et je damne peut-être aussi mes enfants qui vont vouloir faire la même chose ». C’est un peu comme un cycle infernal duquel ils n’arrivent pas à sortir. Il y a le fait d’être fier de faire partie d’une tradition, mais il ne faut pas oublier que les mineurs font aussi partie de la classe la plus pauvre, la plus méprisée en Bolivie. Il y a à la fois cette fierté d’essayer de faire ressortir sa voix contre une forme de misère extrême mais aussi un fatalisme, une prise de conscience que le travail qu’il font est terriblement dangereux et difficile. Quand ils décident de rentrer dans la mine, ils se sacrifient eux-mêmes pour essayer de nourrir leurs enfants. C’est un sacrifice quasi-immédiat.

    B.C : C’est cette boucle fataliste qui nous intéressait. Essayer de s’en sortir pouvait les enfoncer encore plus. Par exemple, le compresseur qu’ils utilisent pour exploiter mécaniquement le minerai leur permet de faire plus d’argent, donc de pouvoir se sortir de ce travail. Mais ce même compresseur va aussi les enfoncer encore plus, car il fragilise la montagne. C’est cette boucle, cette malédiction qui pèse sur eux qui nous a conduit à l’histoire que l’on voulait raconter.

    Il est clair qu’en voulant faire un travail sur les conditions de travail des mineurs, filmer l’intérieur de la mine était incontournable mais en ce qui concerne les scènes à l’extérieur, qu’est-ce qui vous a amené à choisir spécifiquement celles-là ?

    B.C : Au départ, on voulait clairement faire un film de sensation sur comment on peut se sentir à 4500m d’altitude, en pleine poussière, où l’on ne sait pas respirer et avec 6 millions de morts autour. Ça, c’était la base. Mais en y retournant, on a aussi vu tous les moments évanescents qui étaient à côté de ça, des moments où ils vont se baigner dans un lac, des moments sur la route, etc. Il y a effectivement des séquences que l’on a utilisées pour raconter l’histoire et il y a des moments plus détendus pour souffler et être avec eux, pour montrer le contraste entre ce qu’ils peuvent être à l’intérieur de la mine, des personnes totalement indistinctes, et à l’extérieur où ils sont plus timides mais où ils existent vraiment en tant que personnes.

    B.Y : Le but, c’était de montrer qu’au soleil le temps s’arrête et que dans l’obscurité le temps fuit. Dès qu’ils sont dehors, ils veulent immobiliser leur individualité, donc ils se font tatouer, ils vont à des concerts de rock, ils veulent montrer qu’ils sont des êtres humains à part entière. Ils chérissent tous les moments qu’ils passent dehors et c’est pour ça qu’il était très important pour nous de marquer un contraste très fort entre la luminosité du dehors, la majesté des montagnes, et l’inverse, un monde extrêmement souterrain qui a l’air de s’écraser.

    Dans les séquences qui se déroulent à l’intérieur de la mine, vous avez beaucoup insisté sur des plans que l’on pourrait presque qualifier de palpables. Votre but était d’amener le spectateur à vivre cette expérience plus que de la regarder se produire ?

    B.C : C’est un peu comme si la mine prenait corps et interagissait avec les personnages : elle menace tout le temps de s’écrouler et tous ces plans de matérialité sont justement là pour faire vivre cette interaction. Il ne faut pas oublier que l’on parle d’un groupe qui vient de traditions animistes, donc la Pachamama, la Terre Mère, elle existe, c’est quelqu’un et on lui fait des offrandes. On n’a pas traité le folklore en soi par contre, sentir le côté animiste des choses, c’est le but de ces plans, ça les rend plus tangibles et ça rend même plus tangible – qu’on le comprenne ou pas – le fait qu’ils soient entrain de creuser dans la Terre Mère en allant contre l’ontologie.

    C.Y : Il ne faut pas oublier que la mine s’appelle Reveka, que c’est un prénom féminin, que quand ils parlent de la montagne, il parle de « Elle » parce qu’ils croient vraiment que toutes ces choses sont vivantes. S’ils déversent de l’alcool au sol, c’est parce que s’ils ne le font pas, ils doivent affronter la fureur de la Pachamama puisqu’elle n’a pas reçu d’offrande en échange de ses dons. Le but, c’était un peu de communiquer sur le fait que tous ces éléments que l’on voit, au-delà de la matérialité, font partie de leur croyance : le minerai naît chaque année de la montagne, ce n’est pas quelque chose que tu creuses, que tu épuises et c’est fini ! Ca renaît, c’est vivant une montagne, ça bouge avec le gel en gonflant et en se rétractant, les filons naissent d’une année sur l’autre. Pour eux, c’est totalement vivant. On voulait transmettre, en tout cas proposer au spectateur, un voyage dans une sensation qui est proche de celle qu’ils vivent.

    Pourquoi Reveka et pas une autre mine ?

    B.C : On a vraiment flashé sur eux quand on est revenu. Surtout d’un point de vue humain. En 2010, on a été vachement découragé parce qu’on avait un contact qui pouvait nous aider à aller dans les mines et, une fois là-bas, il nous a dit : « Tu donnes cent dollars et tu peux avoir ce que tu veux, des explosions de dynamite, etc. ». Et là, toute notre éthique documentaire était complètement foutue. Ça nous a vraiment énervé. On a fini par rencontrer d’autres personnes qui ont bien voulu nous aider et il nous ont amené sur la montagne, alors que normalement c’est interdit si tu n’as pas d’autorisation. On a pu voir quelques mines et on est finalement arrivé à Reveka sur laquelle on a flashé. Les gars étaient un peu méfiants au début, mais la glace s’est très vite brisée. On y est retourné d’abord sans caméra en disant qu’on voulait faire un travail sur eux, ce qui a aidé. Puis ça a été très vite.

    Vous parlez de l’éthique documentaire, elle consiste en quoi ?

    B.C : On ne voulait pas faire comme National Geographic qui se ramène et qui cherche à avoir de suite les images qu’il veut. Ce qu’on voulait, c’était justement prendre le temps de pouvoir d’abord ressentir, partager le moment avec eux. On leur montrait les images en leur demandant ce qu’ils en pensaient pour être au plus proche de la réalité. Malgré ça, on se permettait une certaine forme de mise en scène : des choses que l’on avait vécues, on les re-provoquait en discussion pour qu’ils en parlent entre eux et pour qu’on puisse développer un sujet en prenant le temps de faire nos axes. C’est un peu comme en fiction, en faisant un découpage, mais toujours dans l’éthique documentaire qu’on voulait, c’est-à-dire en restant au plus proche de leur ressenti.

    C.Y : Je pense que dans tout documentaire, il y a une part de fiction. On est quand même au cinéma donc à partir du moment où tu cadres, tu fais un choix sur le réel. Il faut restituer une réalité mais il faut aussi raconter une histoire. Et raconter une histoire, ça veut dire faire des raccourcis, c’est obligatoire. Par contre, on s’était fixé plusieurs objectifs. Le premier, c’était de bien leur dire que ni eux ni nous n’allions se faire une fortune avec ce film, que ça n’allait jamais arriver. Deuxièmement, on leur a promis de revenir leur montrer le film et de les emmener à La Paz, la capitale, pour faire une projection à la Cinémathèque. Ce qu’on a fait ! Le plus important dans tout ça, c’était qu’ils acceptent, en voyant le film, que ça ressemble simplement au travail concret qu’ils faisaient jour après jour. Et quand on a entendu des gens de Potosí dire après la projection qu’ils n’avaient jamais vu le travail des mineurs aussi bien représenté, on s’est dit « bingo ! », cette partie de l’éthique documentaire, on l’a au moins remplie !

    B.C : On a fait le pari, qui parfois peut être très dangereux, de toujours exprimer nos intentions sur le film, parce que l’éthique documentaire que l’on voulait, c’était la transparence. Ce qui n’aurait pas été le cas avec de l’argent qui aurait pu salir complètement la relation. On leur doit une certaine fidélité. Si on en était venu à déformer des propos ou à raconter quelque chose qui n’avait rien a voir avec eux, je me serais senti très mal personnellement.

    Le film vous a-t-il donné envie d’en refaire un de la même trempe ?

    C.Y : Revenir au documentaire, c’est toujours un immense plaisir ! Même s’il y a moins de gens qui le voit, le plaisir de le faire est souvent plus grand. Il y a une vraie rencontre avec la vie, c’est quelque chose d’extrêmement fort. Ce sont des moments beaucoup plus intenses. Par exemple, un an à écrire une série-télé c’est super, mais c’est un travail de bureau au final…

    Marie Lemot
    Marie Lemot
    Journaliste du Suricate Magazine

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