Quand Peter Falk n’était pas encore inspecteur
Saviez-vous que Sean Connery n’était pas le premier acteur à avoir incarné James Bond au cinéma ? Qu’une autre Mary Poppins a tenu le parapluie quinze ans avant Julie Andrews ? Ou que la première apparition de l’inspecteur Columbo s’est faite sans Peter Falk ?
En effet, avant d’être les célèbres personnages que nous connaissons aujourd’hui, plusieurs héros ont connu une autre vie et d’autres visages, se métamorphosant au gré de leurs aventures jusqu’à devenir ceux que nous connaissons désormais.
C’est ainsi que Columbo n’a pas toujours été incarné par Peter Falk !
Columbo avant Columbo
La première trace du lieutenant Frank Columbo se trouve en réalité dans une courte histoire rédigée par les scénaristes William Link et Richard Levinson, et publiée dans les pages du Alfred Hitchcock’s Mystery Magazine en mars 1960.
Ce récit de neuf pages – originellement intitulé May I come in, puis rebaptisé Dear Corpus Delecti pour la publication – consiste ainsi en l’aventure embryonnaire du célèbre policier. Sans pour autant que celui-ci n’apparaisse à aucun moment de l’intrigue ! L’histoire ne s’intéressant qu’au meurtre de la victime, sans se préoccuper de l’enquête policière supposée prendre place après l’homicide.
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Si Columbo n’apparaît nullement dans cette première histoire, elle témoigne néanmoins de l’état d’esprit des deux écrivains, désireux de créer le crime parfait, sans initialement sembler se soucier de la résolution de celui-ci : « L’histoire contenait l’alibi pour le crime », déclara Levinson. Ajoutant : « L’histoire se terminait avec des coups sur la porte, juste avant l’entrée d’un officier de police ».
Enough Rope et le Chevy Mystery Show
Au cours de la grève des scénaristes ayant pris place entre le 16 janvier et le 12 juin 1960, la chaîne NBC en recherche de nouveau contenu exprima son intérêt à Link et Levinson concernant cette histoire, proposant à ceux-ci de la porter à l’écran dans le Chevy Mystery Show.
Cet épisode ayant une durée de 50 minutes, il fut nécessaire de développer l’intrigue et d’y intégrer une enquête policière. Et donc un enquêteur ! C’est ainsi que l’acteur Bert Freed fut engagé afin de donner corps au lieutenant Columbo et que l’histoire fut rebaptisée en « Enough Rope ».
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William Link déclara plus tard que cette adaptation n’était pas très bonne. Quant à l’acteur Bert Freed, il ne se souviendra même pas avoir été le premier comédien à incarner le célèbre lieutenant : « Des années plus tard, j’ai rencontré Bert Freed à une soirée », déclara Link. « Je lui ai dit qu’il avait été le tout premier Columbo, dans la production NBC. Il était stupéfait. “Tu parles de cette célèbre série télévisée avec Peter Falk ?”. Il était abasourdi. Il avait eu une carrière tellement riche en tant qu’acteur dans tellement de productions qu’il avait complètement oublié ce contrat du dimanche soir dans la peau du policier. C’est ce qu’on appelle l’amnésie de l’acteur ».
Cependant, bien qu’il ne se soit pas souvenu avoir incarné le célèbre lieutenant, Bert Freed aura insisté durant les répétitions pour que son personnage ne soit pas trop en retrait, alors que le scénario prévoyait de faire du meurtrier le personnage central. « L’acteur principal du show a peu apprécié ce qu’il percevait comme une tentative de la part du policier visant à lui voler la vedette », se rappellera Richard Levinson. « On a demandé à Bert Freed de se faire un peu plus discret. Le personnage a été atténué par le réalisateur, ce qui fait qu’aucun élément comique et aucune des subtilités du récit ne ressortent à l’écran ».
Quoi qu’il en soit, les premiers pas à l’écran de l’inspecteur Columbo ont donc eu lieu le 31 juillet 1960 dans ce segment du Chevy Mystery Show récemment rendu public !
Si l’on regarde attentivement cet épisode, on peut déjà y trouver plusieurs éléments qui seront plus tard constitutifs de la série télévisée diffusée entre 1968 et 2003 : l’absence totale de Columbo dans la première partie de l’épisode avant que le meurtre n’ait été commis, une référence à la femme du lieutenant que l’on ne verra jamais, un meurtrier charismatique, et un lieutenant Columbo capable de lui faire perdre son calme à force d’insistance.
Le tout étant filmé en studio, on n’y retrouvera cependant pas la recherche visuelle plus tard présente dans la série, notamment dans l’épisode réalisé par Steven Spielberg dont nous avons déjà parlé précédemment. Ainsi, par la maigreur de son budget et de ses ambitions, Enough Rope ressemble surtout à une pièce de théâtre filmée, tout en étant çà et là interrompu par les interventions du présentateur de l’émission, Walter Slezak.
Par ailleurs, bien que déjà affublé de son célèbre cigare, le Columbo incarné par Bert Freed apparaîtra comme étant nettement moins négligé que la version plus tard incarnée par Peter Falk : costume propre, repassé, coupe de cheveux soignée, pas d’imperméable et pas de Peugeot 403 déglinguée à l’horizon – celle-ci n’apparaîtra qu’en 1971 dans l’épisode Le livre témoin réalisé par Spielberg.
Columbo foule les planches
Après cette première incursion télévisuelle, William Link et Richard Levinson remanièrent une fois encore leur scénario afin de l’adapter pour le théâtre. C’est ainsi que « Enough Rope » devint « Prescription: Murder » et fut présenté au Curran Theatre de San Francisco, le 15 janvier 1962.
La pièce fut ainsi jouée à travers les États-Unis du 15 janvier au 26 mai 1962, avec rien moins que le célèbre Joseph Cotten dans le rôle du meurtrier, et Agnes Moorehead dans le rôle de sa défunte épouse. Les deux acteurs ayant déjà joué ensemble au cinéma dans Citizen Kane et La splendeur des Amberson d’Orson Welles.
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Quant au lieutenant Columbo, son interprétation fut confiée à l’oscarisé Thomas Mitchell, célèbre second rôle que l’on aura pu voir au cinéma dans Autant en emporte le vent, La Vie est belle ou encore La Chevauchée fantastique.
« Mitchell était formidable, dira William Link. Mais nous n’avions pas de bonnes critiques. Il fallait retravailler. Mais la pièce a cependant tourné durant vingt-cinq semaines aux États-Unis et au Canada, et rapporta une fortune ».
Link et Levinson suggérèrent des changements, estimant le troisième acte trop peu solide, mais la production ne voulut rien entendre, trop heureuse de son succès commercial. Pendant ce temps, Columbo volait la vedette, comme l’exprima plus tard Richard Levinson : « Le casting venait saluer et les applaudissements étaient enthousiastes. Lorsque Thomas Mitchell apparaissait, les applaudissements transperçaient le plafond. Puis Cotten arrivait pour saluer en tant que premier rôle, et les applaudissements diminuaient légèrement. Cotten était la tête d’affiche, mais Mitchell recevait le plus gros des ovations. Nous n’avions pas réalisé à quel point ce personnage de policier serait apprécié ».
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William Link ajoutant à son tour : « Ils aimaient le personnage de Columbo. Nous pensions que c’était un personnage secondaire ».
Ainsi, tel le Docteur Frankenstein, Link et Levinson auront donné naissance à une créature qui sembla rapidement les dépasser, au point de devenir le centre de l’attention. Là où leur concept original consistait à mettre l’assassin au cœur de leur récit et à créer le crime parfait, ils furent contraints d’imaginer la résolution parfaite au travers d’un enquêteur haut en couleur et inarrêtable.
La description qu’ils firent de leur héros dans la présentation de la pièce de théâtre est ainsi particulièrement instructive : « Lieutenant Columbo : un détective quelque peu mal fripé et d’un âge indéterminé. Il semble maladroit et vague, s’excusant beaucoup trop, presque par obséquiosité. Cela cache cependant une sagacité inouïe, ainsi qu’une connaissance rusée de la nature humaine ».
Sans le savoir, William Link et Richard Levinson venaient ainsi de donner vie à l’un des plus célèbres détectives de l’histoire du Septième Art !
Prescription: Murder, le premier pilote officiel de Columbo
Six ans plus tard, la chaîne NBC se mit en quête de nouveauté télévisuelle. Link et Levinson dépoussiérèrent ainsi une version remaniée de leur scénario, espérant séduire la société de diffusion. Richard Irving, le réalisateur qui se vit plus tard confier le projet, déclara : « En tant que pièce de théâtre, cette histoire avait fait ses preuves. Le défi consistait à la remanier pour en faire un film. Mais l’ensemble était tellement bien développé que ce fut un film facile à réaliser. Il n’y avait pas de gros défauts, pas de questions en suspens. Vous ne pouvez qu’espérer obtenir quelque chose d’aussi bien écrit ».
Il ne restait plus qu’à trouver un comédien pour incarner le célèbre inspecteur ! Thomas Mitchell étant décédé le 17 décembre 1962, la production envisagea plusieurs autres candidats. À cette époque, le nom de Peter Falk fut mentionné mais rapidement rejeté par Link et Levinson qui jugeaient le comédien trop jeune : « Ne me demandez pas pourquoi, déclara William Link, mais nous étions attachés à l’idée de trouver un acteur plus vieux pour ce rôle ».
Il faut dire que Peter Falk n’aura pas toujours été un choix évident, l’acteur portant un œil de verre suite à l’opération d’une tumeur alors qu’il était âgé de trois ans. On se souvient ainsi que lors d’un casting en présence de Harry Cohn, directeur de Columbia Pictures, celui-ci aura cyniquement déclaré : « Pour le même prix, je peux m’offrir un acteur avec deux yeux ».
Le choix des producteurs se porta ainsi sur Lee J. Cobb et Bing Crosby. Mais les deux comédiens refusèrent cependant le rôle, et c’est ainsi que le nom de Peter Falk revint dans la discussion, avec les suites que l’on connaît.
Prescription : Murder – « Inculpé de meurtre » en version française –, le premier pilote de Columbo mettant en scène Peter Falk, fut ainsi diffusé le 20 février 1968 et parvint à séduire le public : les critiques qualifiant l’acteur de « délice inattendu », tout en appréciant le fait que le lieutenant Columbo « promène son nez à gauche et à droite comme un cochon/chien reniflant des truffes ».
Bien entendu, pour cette nouvelle itération du scénario, divers arrangements auront été réalisés afin de donner vie à un téléfilm d’1h30 – contrairement à Enough Rope qui n’avait qu’une durée de 50 minutes.
Ainsi, là où la maîtresse/complice du Dr. Flemming était, dans Enough Rope, une simple patiente, sans que sa profession ne soit mentionnée, elle devint pour Prescription: Murder une actrice : ficèle scénaristique s’apparentant à un foreshadowing, c’est-à-dire un indice disséminé dans l’histoire afin d’annoncer un évènement à venir. En effet, si dans Enough Rope, Columbo parvenait à coincer le Dr. Flemming en piégeant cette maîtresse/complice, celle-ci participera à l’arrestation de ce dernier dans Prescription: Murder, en simulant son suicide afin de pousser l’assassin à dévoiler ses macabres desseins.
Par ailleurs, le budget de Prescription: Murder étant plus conséquent, la réalisation fut nettement plus soignée, allant jusqu’à intégrer quelques plans tournés en extérieur. Et, détail intéressant, là où l’action de Enough Rope se déroulait à New York, elle fut ramenée à Los Angeles pour Prescription: Murder et les autres épisodes de la série. Cela entraînera rapidement la nécessité de doter le détective d’une voiture, d’où l’introduction de la Peugeot 403 dans les épisodes qui suivirent.
Quoi qu’il en soit, face au succès de ce téléfilm, la chaîne NBC insista pour qu’une série complète soit envisagée !
Cependant, les déceptions de Peter Falk sur la série The Trials of O’Brien précédemment annulée, et sa récente association avec le réalisateur John Cassavetes avec qui il tournera quatre films (Husbands en 1970, Une femme sous influence en 1974, Opening Night en 1977 et Big Trouble en 1986) rendirent difficile la concrétisation d’un tel projet.
NBC développa ainsi un concept rotatif permettant d’accommoder tout le monde, trois séries étant destinées à être diffusées tour à tour : Columbo, McMillan et Un shérif à New York. Ce faisant, les équipes auraient tout le loisir de mener divers projets en parallèle à leur travail sur Columbo.
C’est ainsi qu’un second épisode pilote intitulé Ransom for a Dead Man – « Rançon pour un homme mort » en version française – fut commandé et diffusé le 16 mars 1971, destiné à donner le coup d’envoi à une série complète étalée sur plus de trente années et, depuis lors, devenue culte.
Peter Falk n’est ainsi pas le premier acteur à avoir incarné Columbo, tandis que le célèbre inspecteur n’était à l’origine qu’un personnage secondaire. « Quand je dirais ça à ma femme » !
Bibliographie
Christine Berzsenyi, Columbo. A Rhetoric of Inquiry with Resistant Responders, Bristol – Chicago, Intellect, 2021.
Sheldon Catz, Columbo Under Glass: A critical analysis of the cases, clues and character of the Good Lieutenant, Albany (Georgia), BearManor Media, 2016.
Mark Dawidziak, The Columbo Phile, a Casebook. A Complete and Illustrated History of Television’s Finest Mystery Series, New York – London – Tokyo, The Mysterious Press, 1989.
Amelie Hastie, Columbo: Make me a Perfect Murder, Durham and London, Duke University Press, 2024.
William Link, The Columbo Collection, Norfolk (Virginia), Crippen & Landru Publishers, 2010.
David Martin-Jones, Columbo. Paying Attention 24/7, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2022.