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    Quand je pense qu’on va vieillir ensemble aux Tanneurs

    Dans le cadre du Focus Vanves

    Mise en scène de Jean-Christophe Meurisse, avec la participation des Chiens de Navarre : Caroline Binder, Céline Fuhrer, Robert Hatisi, Manu Laskar, Thomas Simeca, Anne-Elodie Sorlin, Maxence Tual, Jean-Luc Vincent

    Le 16 et le 17 janvier 2015 à 20h30 au Théâtre les Tanneurs

    Un plateau complètement vêtu de terre, avec un petit cimetière en croix où viendra pisser un chien, composent l’espace théâtral sur lequel huit acteurs à peau de serpent changent de personnages de saynète en saynète. Ils n’ont besoin que de leurs chaises pour se réinventer de nouveaux espaces dans lesquels ils assistent à la métamorphose de leurs corps sans présenter le moindre symptôme de dysmorphophobie. Des morts-vivants chanteurs, des jeunes sans confiance qui assistent à une formation thérapeutique, un couple en crise avec deux chiens, un groupe de chômeurs qui apprennent comment se comporter pour obtenir un emploi, une fille en slip qui joue avec son lapinou qu’elle dénude… Les Chiens de Navarre se dépassent avec cette capacité de multiplier les divers personnages qu’ils représentent.

    Jean–Cristophe Meurisse fait ainsi éclater la peau du visible en de nombreux fragments qu’organise sa mise en scène pour que ça s’ouvre, ça se croise et ça s’interpénètre. Aucun des effets utilisés – que ça soit la fumée qui ronge l’espace, les ombres qui s’enchevêtrent sur le sol ou la musique qui nous transporte – ne devance la performance des acteurs mais tous viennent la seconder. L’inépuisable énergie de ces derniers leur permet de se dépasser et d’aborder un optimum de situations sans aucune question de morale. Le tout est doté d’un ton qui joint avec subtilité le drôle au sérieux et parvient à faire sourire en permanence le spectateur tout en l’interrogeant sur les illusions extra-théâtrales de ce qui se joue.

    Pourtant, dans le génie de cette pièce, il s’avère intéressant d’analyser deux aspects auxquels on pourrait coller les étiquettes de « L’état de nature » et de « Self-fashioning », le premier se rattachant à l’exploitation du corps et le deuxième à la formation de l’être.

    Le concept d’état de nature nous mène droit à l’essence poétique de la pièce qui révèle une certaine obsession pour la nature à l’état brut. Le carnavalesque de la première scène exprime la fascination pour le sauvage et la violence qui fait partie de la nature humaine. La nudité corporelle des acteurs à plusieurs moments de la pièce s’apparente à une réalité pré-linguistique qui crée un réel inimaginable. Les acteurs deviennent des chiens, puis redeviennent des Hommes qui se déshabillent et se couchent. Il s’agit du corps dans toute sa « physicalité », sans aucune protection culturelle : un corps tel qu’il est, poussé par ses instincts et désirs seuls, ramené à ses pulsions purement biologiques et immédiates, échappant à toute forme de contrôle. Cet état est surtout souligné dans une des scènes où une fille qui joue son rêve d’être princesse découvre innocemment le sexe de l’acteur qui joue le rôle de son lapinou. En découlent toute une série de gestes et de situations drôles, à la fois enfantins et sexuels, mais surtout inimaginables.

    Le concept du  self-fashioning se ramène, quant à lui, aux scènes de thérapie de groupe ; où l’on oublie son nom, on parle d’énergie, de constellation ponctuatique, et de sex-appeal ; où deux « formateurs » apprennent aux autres comment êtres heureux, employés et en équilibre. Le mot « fashion » vient de la médecine, « to fashion » étant la modulation du crâne exécuté par la nourrice afin de faire correspondre l’apparence de l’enfant aux normes. Le « self-fashioning » se lie alors à cet envie de s’inventer soi-même une personnalité tout en restant ancrés à l’intérieur de cadres culturels définis, postulat auquel se lie la modernité. Dans la diarrhée verbale et le vocabulaire recherché de ces scènes, l’immersion des acteurs « imparfaits » par les acteurs « formatteurs » dans le système, remet en question l’immersion journalière du spectateur dans le sien.

    Quand je pense qu’on va vieillir ensemble repeint par la juxtaposition de moments surréalistes les étapes de la vie humaine. Le génie de cette pièce n’est pas la résultante des différentes interprétations qui en découlent, mais de  l’incroyable énergie qu’arrivent à transmettre les acteurs à travers les corps vocaux des personnages qu’ils « re-présentent », des autres qu’ils rendent présents.

    5/5

    Patrick Tass
    Patrick Tass
    Journaliste du Suricate Magazine

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