Mise en scène Fanny Sintès et Laurène Marx
Ecriture et jeu Laurène Marx
Le 11 octobre 2024
Au Théâtre National
Elle fait les cent pas, pendant que nous nous installons. Puis, elle s’approche du micro. Laurène Marx va parler. Sauf qu’avant de prendre la parole, une comparse, surprise de sa propre voix projetée dans le micro, dira deux mots sur ce que nous allons voir. Ou plutôt, sur nos possibles réactions d’après. « Vous pouvez aller voir l’artiste (Laurène, derrière elle, fait signe qu’on parle bien d’elle) après spectacle, mais ne félicitez pas son jeu d’acteur, c’est bien une femme trans ». Et revient sur la lutte à ne pas oublier en Palestine, au Liban. Puis, Laurène Marx commence. Elle remercie la personne qui lui a envoyé dans la loge la vareuse (de Messi) qu’elle porte sur scène, demande si elle est présente. Moment de flottement, d’indécision. Elle ne commence pas tout de suite, en fait, elle se tait, il lui faut un moment pour se remettre dans le bain, elle ne l’a plus joué depuis longtemps, ce spectacle…
Si vous pensez que ce résumé des 5 premières minutes de la représentation est bizarre ou incomplet, c’est pourtant un bon résumé des 5 premières minutes de Pour un temps sois peu, qui dure deux heures. Laurène Marx ne fera rien comme les autres (alias, les autres artistes du stand-up). C’est son heure (ses deux heures). Déjà, commençons par là. Jamais on ne ressent cette sensation d’être arrivée quelque part, cette fausse pudeur d’être sur scène. Laurène ne s’excuse pas ou ne fait pas semblant. Elle est là et elle va parler de ce qu’elle connaît, des trans ou de la transidentité, des hommes, des gouines, de la non-binarité…
Cela fait beaucoup, et vous sentez le truc venir, sauf que cela ne vient jamais comme on s’y attend. Laurène Marx construit son récit à sa façon, qu’elle a elle-même voulu à l’image de la transidentité ou du fait d’être trans, comme elle l’avoue à la fin. Comment pourrait-on narrer ce récit classiquement alors que rien n’est binaire dans sa vie (enfin, si… mais c’est compliqué) ? Elle s’autorisera donc à rire toute seule, d’un rire tonitruant et radical, juste pour le plaisir d’exister, et non dans une envie de partage, de communion. Elle se permettra de jeter un seau d’eau glacée quand elle nous demande ce qu’on fait, là (« on » riait), et qu’elle ne comprenait pas pourquoi on riait, parce que le fait d’avoir ri, là, à ce moment-là, c’était transphobe. Une mouche vole. Laurène s’arrête de parler pour se pencher, prendre son verre ou se servir de l’eau et boire. Elle regarde quelqu’un, quelque chose, fixement, pendant quelques secondes, de nombreuses secondes, et commence à rire ou sourire, pour elle-même, comme si on n’était pas là.
Laurène fait cela aussi. Elle s’arrête de parler. Ce que nous faisons tous et toutes, certain.e.s devraient d’ailleurs parfois essayer. Sauf que Laurène est sur la scène du Théâtre National et qu’elle s’arrête soudain de parler pendant de très longues secondes. Parfois, on a l’impression qu’elle va s’effondrer, elle se tient le visage, parfois elle se tient juste là, gobelet en main, ou elle marche, de gauche à droite, sans même donner l’impression de faire quelque chose, de réfléchir. Elle ne joue pas de ces effets comiques qu’on attendrait d’un spectacle de stand-up classique. Elle crée ses propres effets, hybrides, malaisants, profonds, comme une pause qu’elle nous accorde, pour qu’on puisse reprendre nos esprits après ce qu’elle vient de nous dire.
Laurène est TDAH, ce qu’elle explique (et ce qui s’explique) en cours de spectacle. Mais de nouveau, elle n’en fera pas le sujet de blagues faciles, son TDAH sera plutôt un moteur d’écriture et de jeu. C’est le « génie » du spectacle Pour un temps sois peu. Le jeu de la comédienne, ses absences régulières, ses remarques méta et sa présence hors-norme font qu’il est compliqué de savoir ce qui est improvisé ou écrit, réfléchi ou balancé sur le moment. Ainsi, deux fois, elle expliquera le fonctionnement de ses propres blagues : ce qu’elle aurait dû dire, quelques instants plus tôt pour que la blague qu’elle va maintenant nous dire, et qui va foirer, fonctionne mieux.
Voilà, ça, c’est typiquement Laurène Marx, vendredi soir, au Théâtre National. Un spectacle de plus de deux heures mis en scène par Fanny Sintès qui malgré ses longueurs tient en haleine, comme peu de spectacles de deux heures peuvent le faire. Qui aurait le talent de s’exposer seule avec un micro, durant deux heures, sans autres effets que les siens et ceux du stand-up traditionnels qu’elle s’efforce de briser, inconsciemment ou non, pour parler de : sa vie de personne trans, sa vie avec les professionnels de la médecine, ses sœurs, la prostitution, les hommes qui la battent, le sexe avec une « gouine » exquise, la non-binarité, la violence des propos et des crachats, la chirurgie et l’ablation du pénis pour devenir une « vraie » femme, l’impossibilité d’être une « vraie » femme, puisqu’elle n’existe pas. Dans un mélange d’humour caustique, moqueur, désespéré, nous prévenant régulièrement d’où on en est niveau timing dans le spectacle, presque inquiète, mêlant les rythmes de parole, la gravité et la douceur, Laurène Marx a pris l’entière possession des lieux, donnant à manger à notre curiosité (malsaine, ajouterait-elle).