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    Platonov à l’Océan Nord

    D’Anton Tchékhov, mise en scène de Thibaut Wenger, avec Mathieu Besnard, Marcel Delval, Emile Falk-Blin, Marie Luçon, Fabien Magry, Emilie Maréchal, Nicolas Patouraux, Tristan Schotte, Nathanaëlle Vandersmissen, Joséphine de Weck, Laetitia Yalon

    Du 17 au 28 mars 2015 à 19h30 au Théâtre Océan Nord

    « Monter le brouillon Platonov est une aventure », déclare le metteur en scène Thibaut Wenger. De fait, cette pièce de jeunesse de Tchékhov, écrite à  18 ans, est un peu désordonnée. Platonov, âgé de 27, est un homme jeune, mais ce n’est plus tout à fait un jeune homme. Quand il revient avec sa femme dans sa province pour occuper un poste d’instituteur, il a déjà l’impression cruelle que l’âge d’or est derrière. Même si ses amis l’admirent, si les femmes le désirent, il traîne un cynisme désabusé. Alors il va faire la fête, beaucoup boire, s’amuser à séduire, naviguer entre sa femme et ses maîtresses avec une bonne dose de goujaterie, se perdre et se laisser porter. Certes, la pièce est tapageuse, débordante, explosive, voire violente.

    Mais est-il nécessaire, pour traduire la vibrante énergie de Tchékhov, de faire autant de bruit? La vitalité du texte doit-elle forcément passer par une mise en scène débridée? Thibaut Wenger a voulu mettre l’accent sur la dimension sensuelle du texte et du jeu d’acteurs, sur le laisser-aller de la langue et des corps. Malheureusement, ce qui domine est l’impression souvent pénible que ça gueule dans tous les sens, et que Tchékhov n’avait pas besoin de ça pour se faire entendre. Car là est bien le principal problème: on ne saisit ni la langue de Tchékhov, ni son sens aigu de l’humanité. Certes, la mise en scène dynamite l’action, mais le jeu des acteurs — plutôt bons d’ailleurs, le problème n’est pas là – frôle parfois inutilement l’hystérie, voire la vulgarité. Platonov en rajoute dans les mimiques, les volte-faces inattendues et les poses, façon performeur de one man show. Il s’agissait peut-être, avec cette bande de jeunes gens aux allures un brin hipsters, de dévoiler la modernité insolente du jeune Tchékhov. Mais il n’a pas besoin de ça pour être actuel.

    En se concentrant essentiellement sur les intrigues sentimentales, sur un mode vaudevillesque, le metteur en scène esquive bien d’autres thèmes qui sont pourtant au cœur de la pièce : l’énergie perdue et l’inertie de la jeunesse, les ambitions brisées, les choix impossibles. Les digressions sur le sens de la vie, la fameuse « philosophie » de Platonov, son goût du verbe, qui charment tant ceux qui l’entourent, est singulièrement absente. Thibaut Wenger n’en a peut-être pas eu le temps : il est vrai que même avec des coupes dans le texte, la pièce dure trois heures.

    Mais ce manque de temps, de respiration, se fait sentir. L’intrigue est menée tambour battant, mais sur un rythme univoque, avec bien peu de nuances. Ainsi, que l’on soit au cœur de la fête, en retrait dans le jardin ou dans l’intimité d’une chambre, l’air est toujours le même. Platonov a beau tomber dans des bras différents toutes les trois scènes, tous ses amours se ressemblent. Problème du texte ou de la mise en scène? Le feuilleton amoureux et ses dialogues paraissent bien plats. Seule la comédienne interprétant l’épouse de Platonov réussit à imposer son propre rythme et la personnalité de son personnage, offrant une respiration bienvenue.

    Donner la priorité aux déboires amoureux de Platonov, pourquoi pas ? Mais ici, il n’y a pas véritablement d’exploration des relations et de leur complexité. Les personnages se réduisent à leurs réactions (les larmes, la crise, la colère hurleuse) et sonnent creux. Tout au plus, ils nous agacent, mais tout est tellement extériorisé chez eux qu’il n’y a pas de place pour les ombres, les dimensions cachées de leur splendeur ou de leur misère. Difficile, dans ces conditions, de s’attacher à eux.

    En 2002, Eric Lacascade avait monté au festival d’Avignon un Platonov saisissant. Il nous touchait, nous faisait rire, et c’est la vie dans toute sa richesse et sa pauvreté, dans ses élans et ses  douleurs, sa fougue et sa beauté, déjà si bien captés par le très jeune Tchékhov, qui défilait devant nous. La vie, comme Tchékhov, n’a pas besoin de tapage pour être intense.

    Emilie Garcia Guillen
    Emilie Garcia Guillen
    Journaliste du Suricate Magazine

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