Pour son deuxième long métrage de fiction, le cinéaste belge Philippe de Pierpont s’inspire d’un fait divers et de son expérience personnelle pour aboutir à l’histoire de deux jeunes hommes qui investissent des maisons désertées, comme pour tester d’autres vies. Welcome Home est, selon les dires du réalisateur, un film bourré de paradoxes. Il fallait donc bien un long entretien pour qu’il nous les explique.
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Le scénario est basé sur un fait divers qui s’est déroulé au Québec. Comment en avez-vous entendu parler et qu’est-ce qui vous a fait vous y intéresser ?
Pour l’anecdote, j’ai un ami qui voyage beaucoup et qui rapporte toujours plein de journaux avec lui. Et un jour où je le vois, je tombe sur un article d’un quotidien québécois qui parlait de deux hommes qui observaient les maisons puis qui les investissaient et allaient y « habiter » quelques heures. Ils ont tenté cette transgression de l’extérieur vers l’intérieur, de s’imposer ainsi dans la vie des gens, et ils se sont retrouvés en prison, bien évidemment. Donc, j’ai d’abord essayé de rentrer en contact avec eux en prison, mais c’était impossible. Je me suis alors dit que j’allais écrire à partir de ça, mais en oubliant le fait divers, finalement. En fait, cette histoire m’a tout de suite fait penser à deux choses : une privée et une cinématographique. La chose privée, c’est que j’ai fait la même chose. Pendant deux étés, je n’avais pas d’argent et je voulais partir en vacances. Je faisais du stop et je dormais dans des maisons. Mais contrairement aux personnages du film, je ne cassais rien et je ne laissais aucune trace, à l’exception d’une seule. Mais le type de trace que je laissais, c’était de répondre au téléphone et de laisser un petit mot, ou alors de jouer un coup sur une table d’échecs en cours de partie. Quand les gens revenaient, ils retrouvaient leur maison intacte, si ce n’est ce petit dérèglement. Mais c’était quand même une transgression assez violente, même si je le faisais avec une délicatesse infinie. Et la deuxième chose à laquelle ce fait divers m’a fait penser, c’est à un vieux film américain – dont je ne me rappelle plus du titre ni du réalisateur – dans lequel une femme pauvre voit passer un train. Et ce train est comme une pellicule dont chaque fenêtre est une scène de film. Puis le train s’arrête et un homme lui dit que pour pénétrer dans l’intimité des gens, il vaut mieux entrer dans le train et regarder vers l’extérieur. C’est donc cette juxtaposition d’idées qui a mis en route la « machine fictionnante » et qui m’a fait entrer dans ce projet.
Comment s’est déroulé le casting pour mettre en place le duo de personnages principaux ?
Ça a pris pas mal de temps, plusieurs mois. D’abord parce que quand on recherche des acteurs de cet âge-là, même s’ils ont une petite expérience, on n’est pas face à des professionnels confirmés. Je voulais donc être sûr qu’ils tiennent sur la durée. J’ai donc revu un paquet de gens à plusieurs reprises. Au fur et à mesure, j’affinais mon idée sur les personnages et les acteurs qui allaient les interpréter. Quand j’écris, je ne définis pas les personnages physiquement. Je laisse la place aux comédiens que je rencontre d’incarner ces personnages à leur manière. J’adore d’ailleurs ce moment-là car, du coup, les personnages m’apparaissent durant le casting. Il y a donc plusieurs personnes qui pouvaient jouer ces rôles, de telle ou telle manière. Pour ce film, j’ai travaillé avec une septantaine de personnes au départ, desquelles ont émergé quatre comédiens, pour finalement garder les deux qui sont dans le film. J’ai assez vite arrêté mon choix sur Arthur Buyssens pour incarner Bert, parce que j’étais vraiment très impressionné par sa présence, son charisme. Il fallait donc trouver quelqu’un qui aille en binôme avec lui, et qui ne lui ressemble pas trop. J’avais fait des essais avec Martin Nyssen pour le personnage de Bert également, mais ça ne fonctionnait pas. Puis on avait tenté le personnage de Lucas, mais ce n’était pas ça non plus par rapport à ce que j’avais écrit dans le scénario. Pourtant, j’étais scotché lors des deux essais qu’il m’avait faits. Je lui ai dit non dans un premier temps et puis je l’ai rappelé en lui disant que je m’étais trompé et que j’allais réécrire le personnage de Lucas pour qu’il puisse entrer dedans. Et à partir de là, j’ai commencé à les faire travailler à deux, d’abord avec des impros. Pour la petite histoire, ils se connaissaient déjà car Arthur avait failli jouer dans Les Géants avec Martin, avant d’être remplacé par un autre acteur. C’était donc un peu des retrouvailles pour eux, d’une certaine manière.
Le film parle du passage à l’âge adulte, de la difficulté de s’affirmer et de se défaire du carcan familial. Dans votre précédente fiction, Elle ne pleure pas, elle chante, l’enjeu pour le personnage était de s’éloigner de l’ombre du père, tandis qu’ici Bert et Lucas quittent très vite leurs familles, la question étant dès lors de savoir ce qui se passe ensuite….
Je suis en train de me rendre compte que je raconte des histoires de gens qui vivent avec des fantômes du passé où qui sont retenus par quelque chose du passé, lié à l’enfance. Le film que je prépare part de cette idée aussi, mais ce sera avec des quarantenaires, cette fois-ci. Maintenant, ce n’est qu’une des lectures possibles. Mais c’est sûr que c’est une question très universelle. On trimballe tous des boulets du passé, qu’on en soit conscients ou pas. Et on essaie de vivre avec ça, malgré ça, ou alors on essaie de s’en débarrasser. C’est quelque chose que l’on partage tous.
Les deux personnages du film fuient leur milieu familial pour aller squatter les maisons des autres, un peu comme s’ils testaient d’autres vies possibles, afin de voir où est-ce qu’ils se sentent le mieux…
C’est en tout cas un des aspects de leur errance : se demander qui on serait si on était ailleurs. Et d’ailleurs, ils s’approprient de plus en plus la vie des gens dont ils squattent les maisons. Au début, ils ne s’approprient que le contenu du frigo, mais petit à petit ils investissent intimement la vie des gens. Il y a une scène centrale dans le film, qui est la scène des diapositives, dans laquelle ils violent carrément l’intimité d’une famille.
Cette scène est vraiment emblématique et, en même temps, on pourrait la sortir du film et la montrer comme installation dans un musée, car elle est à la lisière de l’expérimental. Quelle était l’impulsion pour filmer cette scène ?
C’est à la fois érotique, onirique, transgressif…. En réalité, ils ne font de mal à personne en faisant ça, mais c’est probablement la plus grosse transgression qu’ils font, avant le moment décisif qui fait tout basculer dans le dernier tiers du film. Il y avait plein de raisons pour lesquelles je tenais à cette scène et c’est celle qui, a posteriori, me plaît le plus. Plastiquement, j’avais envie que l’on s’éloigne du réel, pour que ce ne soit pas un film psycho-social. Je n’ai d’ailleurs pas vraiment l’impression que ce soit un film réaliste, c’est plus un film de questionnement existentiel. Par cette scène, je voulais faire sentir cette échappée poétique, mais qui fait totalement partie de leur trajectoire. C’est même le moment le plus puissant de leur aventure, car c’est à ce moment-là qu’ils transgressent le plus les interdits et qu’ils s’impliquent physiquement. Ils se mettent littéralement à nu et ils se frottent à d’autres personnages qui ont été photographiés plusieurs années auparavant. Pour moi, ils ne pourraient pas aller plus loin que ça dans la transgression, même si c’est une transgression symbolique. Mais s’ils font ça, cela veut dire qu’ils sont capables de tout faire.
Qu’est-ce qui fait que le rapport de force entre les deux personnages s’inverse lors de la deuxième partie du film ?
En fait, chaque vie humaine est constamment en tension entre deux pôles : celui du déterminisme, qu’il soit social ou historique, et celui des choix que l’on fait, ce qu’on appelle le libre examen. Je ne pense pas que l’on puisse systématiquement se cacher derrière son déterminisme, car ce que l’on devient résulte de la communion de ces deux pôles. Au début du film, on fait la connaissance avec ces deux garçons et il y en a un qui a l’air plus en colère (Bert) tandis que l’autre a l’air plus malin (Lucas). Mais finalement, leurs destinées se croisent et ils échangent leur rail. C’est parce qu’il n’y a aucune fatalité dans la vie de quelqu’un. On a une liberté de choix. Puis, sur le plan de la technique scénaristique, je ne veux pas que mes personnages soient uniquement des fonctions dans l’histoire. Dans tout ce que j’écris, les personnages gardent une liberté de dévier de leur rôle, et c’est d’ailleurs comme ça que je vois les êtres humains. Lucas n’apprend rien de cette aventure, sur le moment, parce qu’il reste enfermé dans son histoire familial. Cet enfermement fait qu’il n’arrive pas à décadrer son problème et à le voir sous un autre angle. Tandis que Bert, grâce à la plus grosse connerie de sa vie, va paradoxalement rencontrer quelqu’un qui va lui permettre de décadrer son problème. Il y en a donc un qui prend la place de l’autre, tout simplement.
Quelle est la signification des peintures que Lucas se fait sur le visage, dans la dernière partie du film ? Ont-elles une valeur symbolique ?
C’était une évidence pour moi que soit il se scarifierait, soit il se tatouerait quelque chose. Dans les différentes versions du scénario, ça a changé et c’est plutôt vers la toute fin que j’ai choisi les dessins au bic bleu. Quand on voit les images, je crois que ça se passe de mots. Il change littéralement de visage. D’une certaine manière, il tombe du côté obscur de la force. (Rires) Puisque toutes les portes se referment sur lui – il est rejeté par son meilleur ami, par sa petite amie et par ses parents – il reprend à son compte la colère de Bert, comme si c’était la solution. C’est donc l’expression même de ce changement.
En plus de cette inversion de caractères entre les deux personnages, il y a aussi un décalage entre la première partie du film, cette fuite vers l’inconnu qui a un côté très libertaire, et la seconde partie qui prend des allures de revers de la médaille, et qui ressemble presque plus à un thriller. Pourquoi ce choix ?
Je sais que ce n’est pas bien de faire ça mais j’avais très envie de tromper le spectateur. De l’embarquer dans un film d’initiation classique et de le détromper en cours de route pour l’embarquer vers quelque chose de plus grave et de plus puissant. Dans la première partie, ils sont plus sur la route et en mouvement, tandis que dans la seconde ils s’enferment. C’est presque comme s’ils s’enterraient vivants. Et ça prend effectivement une dimension de thriller, avec un suspense sur le fait de savoir s’ils vont aller au bout de la connerie qu’ils sont en train de faire ou si l’un va empêcher l’autre, etc. En tant que spectateur, j’adore ces histoires qui m’embarquent dans quelque chose pour ensuite me faire changer complètement de direction. On change de ton, de genre, d’énergie, et je trouve ça extraordinaire car c’est à la fois très plaisant pour le spectateur que je suis mais aussi très excitant pour un scénariste d’arriver à marquer cette rupture et de passer à autre chose en embarquant le spectateur. C’est donc un double plaisir pour moi. Je pense aussi que, pour que cette histoire ne soit pas uniquement une petite chronique gentille, il fallait que les personnages aillent jusqu’au bout. Et s’ils vont jusqu’au bout, le ton de départ du film n’est plus adéquat.
Mais vous avez quand même choisi d’apporter une fin optimiste, même si elle est complètement détachée du reste du récit, par une énorme ellipse. C’est une manière de remettre de l’espoir dans le film et de rendre leur dignité à vos personnages ?
J’ai longtemps hésité à conclure sur cette fin-là. C’est vrai que la fin de leur dérive est terriblement dépressive et noire, tandis que l’épilogue est plutôt lumineux et plein d’espoir. J’ai beaucoup hésité à tourner cet épilogue mais, au montage, j’étais sûr qu’il fallait le mettre. La fin de leur aventure est très forte mais je suis très heureux d’avoir gardé cette fin optimiste. D’abord, parce que j’ai vécu quatre ans avec ces personnages et que je les ai aimé très fort. Quand on aime quelqu’un, on ne lui veut pas de mal. Quand on passe quatre ans de sa vie avec des personnages, on établit une véritable relation avec eux. On vit avec eux, on se réveille avec eux…. Donc au final, je ne leur voulais que du bien. Et puis, en tant que réalisateur, on est tout de même le premier spectateur de son film et, vu l’état de sinistrose actuelle, je n’avais vraiment pas envie d’en rajouter. Terminer le film par la fin de leur dérive, avec aussi peu d’espoir, ça aurait été comme donner un coup de massue au spectateur. Je ne voulais pas du tout terminer le film sur cette impression. Et puis, de nouveau, ça rejoint ma philosophie de la vie, selon laquelle il n’y a pas de fatalité. Ce n’est pas parce que cet épisode-là se termine mal qu’ils ne vont pas devenir des adultes par après et avoir une bonne vie. Je dirais même que, s’ils n’avaient pas vécu cette mauvaise expérience, ils ne seraient probablement jamais devenus des adultes. Cette aventure aura été une vraie épreuve, un passage initiatique, mais ils en sortent incroyablement grandis. Et donc, la lumière est là pour les accueillir à la fin.
C’est aussi assez cohérent avec le titre. Ils sont arrivés à destination, dans une vie qui leur convient mieux et on leur dit « Welcome Home »…
C’est marrant, je ne voyais pas vraiment les choses comme ça mais pourquoi pas. Pour moi, ce film est entièrement basé sur des paradoxes. C’est un road-movie, mais ils sont toujours à l’intérieur. C’est soit disant un film d’ados, puis c’est un thriller. C’est un personnage qui prend la place de l’autre. Il y a plein de paradoxes dans ce film. Et le titre est également bourré de paradoxes, car ils ne sont pas du tout « welcome home » dans les maisons de leurs parents et ils ne le sont pas non plus dans les maisons qu’ils squattent. Et dans l’épilogue, ils ne sont pas vraiment bienvenus quelque part non plus, puisque Bert décide de partir et finalement il a choisi une vie sans maison, tandis que Lucas est sans doute dans une bonne dynamique, probablement à la fin de sa scolarité et avec une petite amie, mais il n’est pas encore tout à fait arrivé non plus.
Pourquoi avoir choisi la photographie comme élément déclencheur de la prise de conscience de Bert ? On parle de révélateur, en photographie…
Oui, c’est une métaphore de la révélation. Bert à une révélation et ça se passe devant un bain de révélateur photographique, où une photo se révèle au monde. Le nouveau Bert apparaît au monde grâce à cette révélation due à sa rencontre avec un photographe. Il a toujours voulu voyager, aller au bout du monde, mais il ne savait pas que ce serait cette passion pour la photographie qui l’y mènerait.
Il y a aussi un parallèle évident entre la photographie et le cinéma …
Oui. Pour moi, le révélateur, c’était le cinéma. Comme je me révèle au monde par le cinéma, Bert se révèle au monde par la photographie. Ce plaisir d’être au monde et cette curiosité de le découvrir, de le comprendre, un photographe comme un cinéaste peut les éprouver. Ce sont des fonctions qui le permettent.
C’est un film d’errance, qui apporte quelques réponses aux questionnements des personnages, mais pourrait-on envisager un film d’errance sans aucune réponse ?
Oui, bien sûr. D’ailleurs, le film n’épuise pas totalement la question puisqu’on ne sait pas trop ce qu’ils vont devenir après. Ce qu’on sait, c’est qu’ils ont survécu à cette épreuve mais il faut voir ce qu’ils vont en faire. La fin n’est pas totalement fermée. J’ai l’impression que c’est plus un film de questionnements qu’un film de réponses. En tout cas j’espère que le spectateur, en sortant, se questionne sur sa vie. Et tout mes films sont et seront comme ça, je pense.
Quels sont vos projets suivants ?
Mon prochain film, c’est plus qu’un projet car il est prêt à être tourné. C’est un documentaire au Burundi, qui est la quatrième partie d’un projet de cinéma et un projet de vie. Il y a vingt six ans, j’ai rencontré six enfants de la rue à Bujumbura et j’ai fait un film avec eux. Plus tard, on a tourné un film sur l’adolescence de ces six mêmes enfants, et on s’est juré qu’on se reverrait et que l’on ferait un film à chaque époque charnière de leurs vies. Donc, on a aussi fait un film sur le début de l’âge adulte, avec la question de savoir ce que l’on est à vingt-et-un an quand on est encore dans la rue. Et maintenant ils ont 35-36 ans, l’âge de la maturité, avec une installation dans la vie, avec une femme, des enfants et un métier. Il y a de nouveau ce lien entre la fatalité historique et notre capacité à s’en sortir, à faire des choix et ce qu’on peut. On va donc tourner ce quatrième épisode, sur la maturité, avec les mêmes personnes – il y en a quatre qui sont encore vivants, sur les six. Et j’espère que l’on tournera un dernier épisode quand on sera tous vieux, en forme de bilan de la vie. Et sinon, je termine aussi l’écriture d’un thriller, qui sera vraiment très sombre, et qui se passera pour les deux tiers en Afrique.
Entretien réalisé par Thibaut Grégoire
Photos d’illustration ©Imagine Film