Mise en scène de Lisa Cogniaux
Avec Lisa Cogniaux & Stéphanie Goemaere
Du 11 mars 2025 au 23 mars 2025
Au Théâtre des Martyrs
Quelle valeur accorder à l’amour romantique ? N’est-il pas le pré carré du patriarcat et de l’hétéronormativité ? Le modèle occidental de l’amour, hérité d’Aristophane dans Le Banquet de Platon, suffit-il au bonheur et à la liberté ? Ne sert-il pas plutôt de catalyseur à la violence banalisée des hommes sur les femmes ? L’intention scénique de Lisa Cogniaux est de porter ces interrogations en conviant des œuvres classiques, dont elle éclaire – souvent avec dérision – le caractère stéréotypé. Elle entrelace à cette relecture des anecdotes intimes mais universelles sur la vie de couple, où affleure l’exhalaison méphitique des nuisances romantiques.
Critique du Romantisme
Ophélie (Stéphanie Goemaere) et Judith (Lisa Cogniaux), dans la confidence d’une salle de bain, partagent peines et joies autour de l’amour. Ce n’est pas tant un dialogue entre le personnage de Shakespeare et celui de l’Ancien Testament qui se joue ici, mais une confrontation entre deux archétypes : la romantique (Ophélie) et la réfractaire au romantisme (Judith). Ophélie, vêtue d’une jupe et d’une surjupe, comme figée au XVIIIe siècle, aime et souffre d’aimer Hamlet. Elle se complait d’autant plus dans cet état paroxystique où elle se noie que son imaginaire est rempli d’œuvres d’art exaltant la passion amoureuse, rendant icelle non seulement désirable, mais vitale. Shootée à Titanic de James Cameron ou encore au Coup de Soleil de Richard Cocciante, Ophélie est convaincue qu’une vie sans passion ne vaut pas la peine d’être vécue et cherche à en persuader Judith. Mais Judith, marquée par une passion destructrice avec Violette, a pris une autre voie : plutôt que de s’abîmer encore dans un amour passionnel, elle préfère cultiver ses amitiés et multiplier les aventures sans lendemain.
À travers des tableaux vivants, des moments musicaux tantôt désaccordés, tantôt déjantés, des parodies de scènes du cinématographe et des confidences doucereuses où s’invitent des alcools flashy, les deux actrices, qui, par moments, sortent de leur personnage pour s’adresser directement aux spectateurs, portent leur critique du Romantisme par le biais d’une mise à distance des stéréotypes que la sensibilité romantique a véhiculés et que nous avons peu ou prou intégrés. Acerbe, cette critique n’en demeure pas moins nuancée. Elle ne dénie pas aux œuvres qu’elle interroge leurs qualités esthétiques : les Ophélie noyées, peintes par les artistes romantiques, quoique banalisant une imagerie de la mort féminine, n’en sont pas moins reconnues par les actrices comme belles. Seulement, cet exemple dévoile aussi et surtout combien le Romantisme est traversé par une fascination morbide : qu’il s’agisse du crime passionnel ou du suicide, l’ombre de la mort y plane comme la main de Nosferatu.
Mais l’amour romantique s’épuise-t-il dans les stéréotypes joués par les actrices ? La critique n’en vient-elle pas à perdre de sa force en dialoguant avec des clichés plutôt qu’avec les idées de celles et ceux qui adoptent cette perspective sur l’amour ?
Freed from desire
Désappointée par le comportement déplaisant d’Hamlet, Ophélie se libère peu à peu de son désir romantique, avec l’appui de Judith. Elle se déleste progressivement des couches textiles qui surplombent son jean, déconstruisant à mesure la vision de l’amour qui, jusque-là, donnait sens à sa vie. En se désenchantant du destin de Marilyn Monroe, qu’elle avait envié, elle prend, à l’instar de Judith, plaisir à envisager Marguerite Yourcenar – dont elle lit la biographie – comme un modèle.
Freed from desire, mind and senses purified chantait Gala. Enfin, Lisa Cogniaux et Stéphanie Goemaere entonnent à leur tour cet hymne à l’émancipation. Pourquoi s’embarrasser de l’orage des amours romantiques, quand il y a tant d’autres manières d’aimer, plus égalitaires et moins contraignantes ? Ne pourrait-on pas dilater nos cœurs à la mesure de toute la vie, plutôt que de faire d’une seule personne notre chasse gardée ? D’autant que nous le savons : l’amour romantique ne remplit pas ses promesses. Il ne nous comble pas et nous laisse un manque au cœur. Cette unité de notre être que nous croyions restaurée par l’amour finit par apparaître comme factice.
Peut-on encore mourir d’amour ? On peut mourir de la violence déployée par et dans l’amour romantique, mais est-ce souhaitable ? Ne peut-on pas rêver mieux que la douleur, que les brûlures qui embrasent la poitrine lorsque l’être aimé vient à manquer ? Ne peut-on pas rêver mieux que les violences verbales et physiques banalisées dans les relations passionnelles ? Face aux normes romantiques qui conditionnent nos relations amoureuses, on peut opposer, comme le font les deux actrices, l’intelligence d’une déconstruction de notre sémantique passionnelle pour ouvrir (peut-être), in fine, l’horizon amoureux à des possibles affranchis de la violence.