auteur : Emanuele Trevi
édition : Actes Sud
sortie : septembre 2017
genre : contes philosophiques
« Je voudrais un espace de 30 minutes, peu importe si c’est toujours à la même heure, dit le Rat, comme s’il s’agissait de demander à son ami une autre gorgée de vodka […]. Une émission sur Pinocchio. J’ai même pensé au titre. Les aventures de Pinocchio le Calabrais […]. Pinocchio, tu connais, tu t’en souviens […]?
Mes préférés, rétorqua le Délinquant, c’est La Belle et le Clochard. Le Rat eu un sourire. Il aimait bien son ami. Cette sortie l’avait étonné. Qu’avait-il de commun, ce pédé pervers, avec ces deux toutous mièvres. Il les revit tels qu’ils apparaissaient sur l’affiche, aspirant des spaghettis dans la même gamelle, échangeant des regards enamourés plus éloquents que tous les mots […] Il reconnut que ces deux-là étaient sympathiques. Mais c’était un dessin animé. Pinocchio, […] c’était un livre.
C’est du livre que je parle, pas du dessin animé. Collodi, le livre de Carlo Collodi […]. Je veux expliquer l’histoire. Pas ce qu’elle raconte, mais ce qu’elle signifie. » (pp. 28-30).
Par une soirée bien arrosée, c’est par ces quelques mots que le Rat mit le destin en branle, là, quelque part en Calabre, dans cette partie de l’Italie encore un peu corrompue, encore un peu mafieuse. Un destin qui se met en marche, irrémédiablement, sur des rails qu’il sera impossible de quitter. Un destin qui implique une marionnette de bois, comme une métaphore des jouets que nous sommes, tirés par des ficelles bien trop longues que pour savoir qui les manipule.
Pinocchio sur Télé Radio Sirène, ça sonne un peu comme un conte. Ça aurait même pu faire un joli Disney. On imagine déjà le happy end rassurant, au-delà des boulettes partagées au coin de l’assiette, les personnages cousus de bons sentiments, ouatés de morale bienpensante et conformiste, ligaturés de toutes réalité sordide… Mais, conseil d’ami : oubliez-les. Mieux, lestez-les, ces visages animalisés, ces donneurs de leçons où l’amour et l’amitié triomphent toujours. Ne lésinez pas sur le matériel et choisissez des pierres bien lourdes, des rochers ou des enclumes, avant de les faire couler dans la rivière, le lac vaseux d’à côté, le débouché des égouts en face de chez vous. N’accordez pas un regard aux « bloup bloup » que ces illusions ne manqueront pas de faire remonter à la surface, c’est mieux pour vous. Car on n’entre pas dans le monde d’Emanuele Trevi sans s’être dûment débarrassé de ses idéaux, et cette histoire, on vous aura prévenu, même si elle s’articule autour de Pinocchio, n’a rien d’un conte pour enfant.
Une fois ce petit meurtre effectué, vous pourrez pénétrer dans cet univers cynique du Peuple de bois sans trop vous exposer. Vous en goûterez davantage la langue grinçante et sans concession qui tisse efficacement une atmosphère diffuse de malaise. A travers le regard du Rat, une figure ironiquement animalisée à la Disney, c’est un univers nocturne, sans lumière si ce n’est celle de la Fée bleue dont on ne sait qui elle est au juste, qui vous sera dépeint. Un Calabre empreint de crimes, de jeux de pouvoir où certains se cachent dans la boisson, se réfugient dans la drogue en versant dans la petite ou grande délinquance des Oncles. Un univers quasi sordide qui, finalement, vous semblera parfaitement mis en avant par l’histoire de Collodi. Car, s’il fallait une histoire pour raconter la misère, la déception des Calabrais et des rêves brisés, en définitive, celle de Pinocchio fait parfaitement l’affaire…