Tchitcho est une création réalisée par le Collectif « la Nébuleuse », une pièce de théâtre qui nous invite à réfléchir de manière originale autour du sentiment d’appartenance et de la quête des origines.
Que l’on ait des origines italiennes ou pas – que l’on soit, donc, des véritables Tchitcho ou pas – que nos ancêtres viennent de très loin ou de tout près, on a tous une histoire à retracer et un héritage identitaire qui se perd, parfois, entre les légendes familiales et les fantasmes personnels.
Ce que l’on sait sur nos origines est un mélange de ce que l’on nous a raconté, de stéréotypes aussi, de ce qu’on a imaginé, de souvenirs vagues. C’est le résultat d’une somme d’anecdotes qui se transmettent de génération en génération. Les grands-parents sont évidemment des références dans la quête identitaire, des figures mythiques, témoins d’une autre époque, étendards d’un lieu et d’un temps qui nous a précédés et, de quelque manière, déterminés.
Tchitcho cherche à saisir le point de rencontre, s’il existe, entre le regard de la génération qui a semé et celui de la génération qui en cueille les fruits. Lisa Tonelli (comédienne) et Émeline Marcour (metteuse en scène) nous partagent leurs réflexions et en disent un peu plus sur la création.
Tchitcho est un spectacle dans lequel on aborde le sujet de la relation avec ses propres origines, du sentiment d’appartenance à une certaine culture. Quelle a été l’étincelle de cette création ?
Lisa : L’étincelle ? Une sorte de court-circuit dans mon cerveau. Je suis belge, d’origine italienne et j’ai grandi dans une région où à peu près tout le monde autour de moi partageait cette même identité de « descendant d’immigrés », certains « moitié-moitié ». Une immigration industrielle, populaire, celle des « accords du charbon ». Mes grands-parents sont nés en Italie et sont arrivés « ici » tous petits. J’ai grandi avec une image de l’Italie et de mes origines, colportée par mon Père qui pourrait se résumer par « Tout ce qui est italien est parfait sauf la mafia et le fascisme ». Ce qui ne l’a pas empêché de ne jamais m’apprendre l’italien. Bref. Après avoir grandi dans un milieu populaire dans la région de Charleroi, je débarque à Bruxelles pour mes études et là je me retrouve face à une population complètement différente de tout ce que j’ai connu. L’italianité devient « exotique » et on me ressert à toutes les sauces « joue-le à l’italienne », « Tu as ce côté bon vivant italien », « Fais-le-nous un peu, italienne sexy ». Ce qui m’amène à me demander profondément ce que veut dire être italienne et surtout est-ce que moi je le suis ? Et qu’est-ce que ça représente pour moi ?
Quand j’étais adolescente j’avais complètement fui cette part de ma personnalité. Je l’associais à des adolescents supporteurs de foot qui se tatouaient des équipes de foot et s’habillaient en vêtements de sport en me traitant d’intello ou de hippie ou à des jeunes filles super maquillées avec des strass partout et des ongles ultra-longs qui me disaient que je n’étais pas si mal et qu’il faudrait que je pense à mettre des talons. Je les associais à Laura Pausini et toutes ces facettes de L’Italie que je déteste. Ils en faisaient trop, jouaient aux « ciccio » aux « ritals ». Et puis en m’éloignant d’eux, j’ai bizarrement développé un attachement de plus en plus fort à cette communauté que je trouvais touchante. J’ai eu une sorte de « pressentiment », j’ai senti une blessure identitaire chez moi qui était exactement la même que la leur.
Quand tu t’appelles Lisa Tonelli et que tu as des cheveux et des yeux noirs, tu as l’air conne quand tu ne parles pas italien. C’est une sensation vraiment douloureuse de se retrouver à côté d’italiens et d’avoir envie de faire « hey, je fais partie de vous, validez-moi ! ». J’ai eu envie de me pencher sur ce sentiment-là « la validation identitaire » par les origines, la famille, la société. Le côté ridicule d’une identification à un pays et une culture qu’on connaît très mal. J’avais envie de dédramatiser et de dire « allez hop on intègre ça, on le digère et puis on passe à autre chose et on se construit sa propre identité liquide, changeante et ambiguë ».
Cette thématique donc m’était tellement personnelle que j’ai eu envie de créer Tchitcho, et d’être sur scène.
Tchitcho naît donc de ton exigence personnelle de travailler autour de l’identité et de l’appartenance…
Lisa : Oui, mais je ne voulais surtout pas créer quelque chose d’hyper personnel, autocentré. Il fallait que la matière soit générée et modelée par un regard exigeant et « extérieur ». J’ai tout de suite pensé à Émeline. Elle n’est pas italienne mais elle est très sensible à la thématique et nous partageons le même gout des détails. Nous avions déjà travaillé ensemble sur deux projets avec le collectif « La Nébuleuse » et nous partagions l’envie de se relancer dans une nouvelle aventure.
Émeline : En m’intégrant au processus de création dès la base du projet, Lisa m’a invitée à plonger dans un microcosme que je ne connaissais pas. En rencontrant sa famille et d’autres italiens de la région, en découvrant Charleroi, Marchienne-au-Pont, les petits villages aux environs où elle a grandi et là où vit sa famille. En allant ensuite avec elle en Italie, à Florence, à Naples, dans les Pouilles… et en découvrant la scamorza fumée, les orecchiette, les lupini, la vraie glace à la pistache, le fragolino… en me familiarisant avec cette langue, avec les divers types de musiques, avec certaines particularités régionales, avec l’histoire du passé et avec les désillusions actuelles…
Pendant deux ans j’ai été immergée, j’ai observé, j’ai senti, j’ai suivi. Le processus de la création a suivi le même chemin chaotique, la thématique me semblait énorme : après une longue série d’écritures automatiques demandées aux acteurs, d’improvisations menées parallèlement à un travail d’observation du réel, d’interviews, de documentation historique et sociologique, musical, pictural, cinématographique et théâtral… la matière récoltée pour créer le spectacle était complètement démesurée, on se sentait comme écrasés et en même temps hyper intrigués par ce qu’on a découvert sur l’Italie.
Sur scène, il y a aussi un deuxième comédien, Daniele Bianco, avec lequel vous avez pu construire un univers assez particulier, fait aussi d’italianité et d’expression corporelle…
Lisa : Oui, j’avais rencontré Daniele sur un autre projet et je l’ai trouvé parfait pour s’ajouter au projet. D’une part parce qu’il est un « vrai » italien, né là-bas qui a quitté son pays à l’âge adulte et qui a un regard honnête et sain sur son pays. Sa langue maternelle est l’italien, son accent en français est à couper au couteau, je trouvais ça super chouette de confronter les deux. Nous avons des théâtralités et des jeux très différents, lui et moi, et pour incarner les deux générations c’était vraiment très intéressant. Daniele est un spécialiste du théâtre physique et cela a été une grande richesse pour la création, on pouvait imaginer des choses très délirantes pour son personnage il s’y jetait toujours volontiers et ça marchait !
Effectivement, dans Tchitcho la relation intergénérationnelle est le point de départ pour aborder la thématique des origines. Pourquoi avez-vous choisi cet angle et comment l’avez-vous développé ?
Émeline : Pendant le processus, j’ai été très touchée par le Nonno et la Nonna de Lisa. Par les anecdotes qu’ils nous ont confiées, par ce qu’ils ont vécu et par la manière très pragmatique dont ils nous les ont livrés et aussi par le regard que Lisa porte sur ces anecdotes qui, pour certaines, sont devenues des « légendes familiales ». J’ai remarqué que la figure des grands-parents est souvent emblématique, surtout lorsqu’ils viennent d’ailleurs. J’ai moi-même eu une grand-mère d’origine serbe qui a immigré à Ougrée, du côté de Liège, pour suivre son mari qui était parti pour travailler dans les mines.
Ces dernières années, en tant que professeur de théâtre, j’ai aussi rencontré beaucoup d’enfants qui sont nés et qui vivent en Belgique et dont la première question, quand il me rencontre, presque avant de me demander mon prénom est parfois « Vous venez d’où ? ». En parlant un peu plus avec eux, je me rends compte à quel point l’importance des origines est souvent liée aux ancêtres comme modèle, à la communauté, à la dimension affective que tout cela englobe. C’est à partir de ces observations que j’ai trouvé ma nécessité dans le projet, que je me suis dit, qu’à partir de ce lien intergénérationnel, on pouvait aller loin dans la thématique.
Prendre comme point de départ le lien filial, les échanges entre un grand-père et sa petite fille, nous a permis de développer deux figures complexes qui partagent beaucoup de souvenirs mais qui, souvent, ne se comprennent pas. Cette tension dramatique entre deux points de vue – celui qui a décidé de partir et celle qui aimerait retourner- deux générations, deux manières de percevoir ce qu’est le pays d’origine est ce qui nous intéresse.
Lisa : Une des thématiques importantes de notre pièce est « le choc des générations ». Mon personnage, Mélanie, nourri une fascination sans bornes pour son grand-père, son nonno Antonio. Elle s’en sert comme un étendard qui romance son histoire, ses origines. C’est une manière de se sentir exotique, particulière, unique. Elle tente d’être fidèle à une culture, une image qu’elle a de lui et de son arrivée en Belgique. En faisant cela, non seulement elle ne peut que se tromper ne connaissant pas la profondeur des pensées de son grand-père, mais en plus elle s’impose une forme de « fidélité » à cette personne dont elle se retrouve prisonnière. Je pense qu’elle fait cela parce qu’elle a du mal à trouver sa place, à se sentir chez elle quelque part. Se sentant toujours étrangère pour une raison qui n’a rien à voir avec l’immigration de ses grands-parents.
Elle veut faire partie de quelque chose, d’un groupe, d’une communauté et elle choisit « l’italianité » pour se définir. Ou plutôt sa vision complètement déformée de l’italianité. Elle met alors tout en œuvre pour essayer de correspondre aux normes qu’elle s’impose et ainsi être « validée » par sa communauté. Bien entendu le lot des responsabilités qu’elle s’impose n’est pas fait que de chansons d’enfances et de recettes familiales. Elle hérite d’une domination masculine énorme et agressive, d’un désir de richesse non résolu, de beaucoup de secrets. Sur scène, on confronte les discours des deux générations, celui du « fantôme » du grand-père avec ses désirs de recommencer une vie ailleurs là où tout est possible, désir de mouvement, de renouveau, de couper avec ce qu’on a toujours connu et le désir de Mélanie aujourd’hui qui veut faire un « retour aux sources » en imaginant naïvement que l’Italie coule dans ses veines et qu’elle n’est pas adaptée biologiquement au climat de la Belgique.
Le sujet nous le traitons avec beaucoup d’humour mais si l’on y réfléchit, c’est plutôt un drame. Ce que nous mettons en scène c’est une forme de descente aux enfers, de voyage initiatique, Mélanie s’enfonce dans un cauchemar composé de tout ce qui la hante et la fascine à la fois, des limbes peuplés de toutes les figures qui la hantent. Et finalement elle décide de s’en émanciper, c’est le « miracle de la libération ». Elle devient maîtresse de ses origines, prend du recul et invente son identité inédite et métissée.
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