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    Nos limites aux Halles de Schaerbeek

    Sur une idée originale de Fabrice Champion

    De et avec Radhouane El Meddeb, Matias Pilet, Alexandre Fournier

    Alexandre Fournier et Matias Pilet étudiaient encore à l’Ecole Nationale des Arts du Cirques de Rosny-sous-Bois lorsqu’ils ont commencé à travailler avec Fabrice Champion, trapéziste voltigeur de la prestigieuse compagnie des Arts Sauts, laissé tétraplégique depuis un accident en 2004. C’est avec ces deux jeunes acrobates d’une vingtaine d’années que Fabrice Champion avait retrouvé l’énergie de monter un spectacle, fondé sur une approche de l’acrobatie renouvelée par l’expérience de la tétraplégie. Après sa mort en 2011 au cours d’une initiation chamanique au Pérou, Alexandre Fournier et Matias Pilet ont continué les répétitions ; avec le chorégraphe Radhouane El Meddeb, ils ont poursuivi, prolongé, et, forcément, infléchi, le travail commencé avec Fabrice Champion.

    Pendant quarante minutes, Nos limites est ainsi fortement marqué par la « tétra acrobatie » imaginée par Champion et ses deux élèves : Alexandre Fournier et Matias Pilet, sans musique ou presque, sur un tapis blanc qui délimite l’espace de jeu, rampent, se déplacent accroupis, s’accrochent l’un à l’autre, s’attirent et se repoussent. Leurs mouvements imitent le jeu d’enfant, la bagarre capricieuse, jusqu’à la tendresse et l’amour physique. Jeu de genoux, de bras tendus, de jambes qui se croisent, jeu de corps à terre surtout : dans Nos limites, conçu par et avec Fabrice Champion, qui a passé sept ans dans un fauteuil après les vertiges du trapèze, on bute en essayant de se redresser, on retombe en s’efforçant de se mettre debout. Les portés sont au cœur de la chorégraphe : la fine et haute silhouette aérienne d’Alexandre soutient un Mathias Pilet trapu, ancré au sol, comme pour l’aider à quitter la terre.

    Cette danse qui tient de l’initiation et porte l’empreinte de l’absent aurait tout pour nous émouvoir, tant est délicate l’histoire qui lie les protagonistes ; hélas, elle n’y parvient que rarement. A la différence de ce qui apparaît dans le documentaire d’Olivier Meyrou Parade, qui suivait la gestation du spectacle du vivant de Fabrice Champion, la chaleur, la sincérité et la spontanéité de la relation entre les acrobates, certainement la part la plus riche de l’aventure, ne jaillissent jamais véritablement ici.  Sans être pourtant narratif, Nos limites est trop théâtralisé, et le jeu entre Alexandre Fournier et Mathias Piletprend trop souvent une forme systématisée, assez répétitive. On a l’impression qu’il a été intimé aux danseurs l’ordre de donner à comprendre au public le lien qui les unit : ils se regardent longuement, posent pour nous, miment des émotions, accordent leurs gestes, et le libre jeu des corps perd son âme.  La contrainte de la relation au public semble étouffer leur propre rapport, l’encombre en l’intellectualisant, et les empêche finalement de livrer sincèrement le matériau brut de leur danse. En somme, on a l’impression d’être face à des élèves exécutant avec application une chorégraphie apprise, mais malheureusement insuffisamment incarnée.

    Pourtant, lorsqu’après un bref noir Mathias Pilet revient au-devant de la scène, torse nu, pour une performance hélas brève (une dizaine de minutes), c’est une autre personne qui surgit : sur la mélancolique et traînante Yesterdays de Billie Holiday, Pilet se libère, heurte des obstacles invisibles, court autour de la scène, mêle à l’énergie sauvage une maîtrise du corps impressionnante. Lui que l’on a vu souvent recroquevillé pendant plus d’une demi-heure rythme soudain l’espace de sa danse folle : on dirait un jeune dieu grec juste sorti des brumes adolescentes, jouissant de sa propre vie frémissante, plus que jamais présent, enfin indifférent au public. C’est peut-être le don du mort : éclatant, autonome, l’ancien élève est debout. Quelque chose est né des jeux d’acrobates à trois, du sol, du deuil.

    Emilie Garcia Guillen
    Emilie Garcia Guillen
    Journaliste du Suricate Magazine

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