
Scénario : Fred Bernard
Dessin : Fred Bernard
Éditeur : Casterman
Sortie : 16 avril 2025
Genre : Roman graphique
Fred Bernard voit grand : dans Nos héritages. Histoire de nos évolutions racontées à mon fils, il raconte son histoire personnelle, familiale ainsi que l’histoire de l’humanité ou du moins de l’Occident et de la France. Son point de départ, c’est la question de Melvil, son fils : quel est le sens de la vie, vu qu’on meurt tous à la fin ? Son père, dessinateur et conteur, répond en prenant la plume et le pinceau, car après tout, un dessin vaut mieux qu’un long discours…
Fred Bernard, après avoir lancé l’interrogation de Melvil dès les premières pages, revient sur un événement qui a marqué sa vie : une chute d’une dizaine de mètres du haut d’une falaise, alors qu’il venait de finir son école artistique, qui le laisse dépendant et cloué au lit pendant des mois. Ensuite, il reprend sa vie chronologiquement, s’attardant même sur sa petite-enfance et les souvenirs de ses aïeux, mêlant en parallèle la grande Histoire. L’accident, qu’il détaille plus longuement par après, lui permettra d’approcher la vie différemment : aimer les siens, savourer la nature, les voyages et le contact avec les étrangers.
L’album Nos héritages répond-t-il à l’ambition démesurée de son auteur, tenté qu’il fut de créer son Arbre de la vie personnel, comme Terrence Malick ? Contrairement au réalisateur américain, qui perdra son frère également, encore gamin, le pari est à moitié réussi, même si l’idée reste belle. L’entremêlement de la petite et de la grande histoire parait par moments bancale, comme un artifice scénaristique. Et à la question du sens qu’on pourrait donner à la vie alors qu’on va mourir, Fred Bernard ne répond pas. Il raconte comment il a vécu, sans jamais chercher à généraliser son expérience. Nos héritages n’est donc pas l’équivalent du Mythe de Sisyphe de Camus, on ne nous explique pas, d’un point de vue existentielle, pourquoi il vaut mieux vivre que se suicider.
S’il aborde la question du suicide, suite à la mort de son ami et mentor Nino Ferrer, en 1998, ce cas est symptomatique du roman. Il l’aborde comme une catastrophe personnelle, et à raison, mais ne nous partage pas ses réflexions philosophiques. À l’arrivée, Nos héritages, c’est une sorte d’album de famille et de journal personnel de Fred Bernard, compilant des événements anecdotiques avec des points d’ancrage forts dans son parcours, mais ne sachant jamais vraiment faire la différence entre les deux. La narration aurait d’ailleurs davantage convenu à un roman ou une série télévisée : Bernard délaisse souvent le récit qu’il amorce pour passer à autre chose avant de revenir sur ses idées premières, ce qui ne passe pas en BD ou pas de cette façon du moins.
On aurait aimé que le dessinateur se fasse plus confiance. Il faut avouer que la quantité d’éléments textuels à lire est indigeste, comme si Bernard avait eu cette démesure créative de vouloir créer son Encyclopédie des Lumières personnelle, pleine de trous cependant. Comme s’il avait voulu tout mettre, toutes ses anecdotes, toutes ses rencontres (mettant sur un même pied d’égalité Robert Badinter et Alain, rencontré au Bénin) tous ses souvenirs, Fred Bernard donne cette sensation, relayée par une expression de son grand-père, d’avoir peur que ce ne soit son dernier bouquin. Les remerciements finaux sont d’ailleurs à l’image de tout le reste : des centaines de noms défilent et Bernard a néanmoins peur d’avoir oublié quelqu’un.
Un autre point qui interroge et dessert le propos général, qui aurait gagné à être resserré ou au contraire, étiré sur plusieurs tomes, c’est son histoire de l’Humanité, qui se veut résolument féministe. Ainsi, pour chaque grande époque, Bernard tient à nous faire découvrir des autrices, des cheffes ou des ministres inconnues, et les femmes occupent une place prépondérante dans son propos. Dans le fond, pourquoi pas, c’est même une très bonne idée. Mais cela ne colle pas vraiment avec le reste du propos. L’auteur tient, rétrospectivement, à donner une image de lui comme grand sauveur de femmes victimes de violeurs en puissance, lors d’une séance de cinéma, dans son école ou chez une ex. Né en 1969, la cinquantaine passée, persuadé que l’humanité suit le chemin de la lumière et que l’égalité hommes-femmes est gagnée, malgré quelques embardées contemporaines, Fred Bernard cherche à coller un peu trop à l’époque et à se faire plus féministe que la papesse, se collant sur son torse le badge d’homme au grand cœur toujours présent pour sauver la princesse en détresse.
Or, si on ne doute pas de ses bonnes intentions, on cale sur ce décalage entre son féminisme revendiqué et son incapacité, sur plus de 200 pages, à se raconter intimement. Cet ouvrage, destiné à son fils, ne laisse quasiment rien entrevoir sur ses relations, conflictuelles par moments, voire toxiques, avec les nombreuses femmes de sa vie. Il parle beaucoup de ses copains, de son mentor que fut Nino Ferrer, de son père, de son pote sorteur, bref des hommes qu’il aime, mais parler de ses émotions, de la difficulté du lien, des femmes, de ses amies, de sexualité, ça semble être très compliqué pour lui, qui semble être extrêmement pudique. On pourrait me dire que tout le monde ne souhaite pas parler de sexualité avec son enfant, très bien, mais l’intime ne se résume pas à cela non plus, et sur ce point, pour un livre qui se veut être une clé de lecture et un manuel de survie pour son fils, ce sont des éléments qui font sacrément défaut et qui seraient carrément utiles à transmettre.
Au final, Nos héritages est tout de même digne d’intérêt pour sa photographie d’une famille bourguignonne du vingtième siècle (il a connu ses arrière grand parents), fascinante pour ce rappel toujours éloquent de la rapidité des évolutions technologiques, sociétales qui ont vu notre société se transformer radicalement en quelques générations. Cet ouvrage de Fred Bernard se veut aussi un cri soulignant encore la nécessité de protéger la nature, le vivant et l’importance de reconsidérer notre rapport aux animaux. C’est aussi un memento mori : la vie peut se finir plus vite qu’on ne le pense, comme on le lit tristement lors de son accident personnel ou de la mort de son frère, à 48 ans seulement. Pour toutes ces raisons, Nos héritages a toute sa place dans les bibliothèques communales, pour continuer la transmission du lien que nous devons entretenir avec nos familles, nos ancêtres, les plus jeunes et les êtres qui nous entourent.