Napoléon, au-delà du mythe est la nouvelle exposition installée à Liège-Guillemins dans le cadre du bicentenaire de la mort du personnage historique. Philippe Raxhon, commissaire scientifique de l’expo et professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Liège, nous éclaire sur la figure complexe qu’est Napoléon.
On ne compte plus les biographies sur Napoléon, les romans, les films et les téléfilms… Comment expliquez-vous la fascination pour ce personnage historique ?
Pour essayer de comprendre la fascination pour le personnage, il faut aller dans deux directions. La première, c’est le parcours de l’homme en tant que tel, sa biographie. C’est un parcours de météore : il nait en 1769 et meurt à 51 ans. Entre ces deux dates, il y a toute sa vie. Puis, il y a évidemment la trajectoire dans la mémoire, la trajectoire légendaire, qui, aux XIXe et XXe siècles, n’a jamais cessé de s’étendre. Napoléon a toujours été une figure de débat attractive pour différentes raisons. Si on cumule à la fois le parcours biographique du personnage, sa vie en tant que telle et puis la manière dont la légende s’est emparée de lui – et il est aussi à l’origine de cette légende –, on a de l’épaisseur historique et de la densité mémorielle.
Pourquoi il y a cette espèce de présence napoléonienne, qui ne passe pas puisqu’aujourd’hui encore, deux siècles après sa mort, il y a une exposition internationale autour de lui ? Je crois que la figure fascine parce qu’en quelque sorte, il y a une question sous-jacente à Napoléon : est-ce que Napoléon est le continuateur de la Révolution de 1789 ou bien est-ce qu’il en est le fossoyeur ? La Révolution française inaugure l’histoire contemporaine. Ce sont les droits de l’Homme, les systèmes constitutionnels, les constitutions libérales, celles qui forgent notre monde. Napoléon n’existe pas sans la Révolution. Il ne devient même pas général car il n’a pas les qualités de noblesse pour ça. Donc, c’est un fils de la Révolution française. Il le sait et lorsqu’il dit en 1789 que la Révolution est finie, c’est parce qu’il veut stabiliser la France qui pendant dix ans a été dans une instabilité constante. C’est à ce moment que commence son œuvre civile, qui est moins connue que son aventure militaire, mais qui est extrêmement importante. On retient souvent la codification du droit, le Code Napoléon ou Code Civil, l’organisation administrative. Voilà quelques exemples, mais il y en a beaucoup d’autres.
Napoléon est quelqu’un qui est moderne car aucun personnage avant lui n’était devenu consul et empereur sans être d’origine noble et dynastique. C’est la première fois dans l’histoire européenne que quelqu’un qui courait à pieds nus dans les rues d’Ajaccio, un bourg de 2000 à 3000 habitants, devient empereur. Empereur non seulement des Français, d’une France qu’il a élargie, mais aussi d’une Europe napoléonienne, puisque toute la partie impériale de 1804 à 1810 est une extension de l’empire. Ce n’est pas non plus qu’un conquérant. Il remporte des victoires contre des coalitions unies contre la France parce que les souverains d’Europe n’acceptent pas l’existence de Napoléon. Fondamentalement, il ne fait pas partie de leurs familles. C’est la grande difficulté de Napoléon et c’est pourquoi il a voulu établir sa propre dynastie en devenant empereur et cherché à avoir un fils.
Cette espèce d’ascension se termine par un final qui est romantique au possible. C’est-à-dire l’homme sur un rocher au bout du monde qui meurt petit à petit et qui laisse sa dernière victoire, qui est le Mémorial de Sainte-Hélène, son testament politique en somme. Toute cette trajectoire – qui est aussi une mise en scène de Napoléon, qui savait très bien travailler son image – explique pourquoi aux XIX et XXe siècles, il va fasciner les différentes générations avec une sorte de facilité dans le panorama des sensibilités. D’un côté, des conservateurs militaires vont admirer le talent stratégique de Napoléon. De l’autre, dans les familles ouvrières du XIXème siècle, beaucoup avaient une petite statue de Napoléon. C’était quelque part celui qui avait défié les grands et qui les avait battus. Donc, ce mélange de contradictions et de paradoxes fait que la figure de Napoléon est en quelque sorte inépuisable.
Napoléon a toujours eu des admirateurs et des détracteurs, et, aujourd’hui encore, il divise les historiens. Le bicentenaire de sa mort va être une nouvelle occasion de controverses en France. En quoi la mémoire collective belge est-elle différente ?
Il y a des passerelles avec la France à ce niveau, mais le cas français est particulier parce que la France est une République et le régime républicain a toujours eu une relation d’amour-haine avec Napoléon, qui est l’empire. À certains moments, on n’évoque pas Napoléon, à d’autres oui. Lors de la Première Guerre mondiale, la République a réactivé le mythe de Napoléon parce qu’on avait besoin d’une image forte pour galvaniser les soldats. Il y a, par exemple, des campagnes de propagande avec des cartes postales où le fantôme de Napoléon vient soutenir les poilus dans les tranchées. Ce sont des choses qui parlent à la mémoire collective. À d’autres moments, la République est plus fraiche. Par exemple, elle n’a pas commémoré le bicentenaire d’Austerlitz, qui est une grande victoire de Napoléon. La relation de la République à Napoléon est donc particulière. Puis, il y a aussi des contextes et des polémiques qui rebondissent, comme la question de l’esclavage qui est un sujet de polémiques mémorielles. Ces polémiques mémorielles augmentent et diminuent selon les circonstances.
En Belgique, on appréhende Napoléon d’une manière un peu différente, car Napoléon c’est quand même la France. Mais nous avons quand même le haut lieu absolu de la mémoire napoléonienne, qui est Waterloo. Si y’a bien une bataille connue dans le monde, c’est celle de Waterloo. Si on creuse un peu, on se rend compte que le souvenir napoléonien est présent par différents aspects en Belgique. Par exemple, à Anvers, il y avait une statue de Carnot, qui est un des personnages de la Révolution, car Anvers est redevable à Napoléon qui en a fait un port important. Puis, à Liège, bien entendu, Napoléon est venu deux fois, en 1803 et en 1811. Rares sont les villes qui ont vu passer Napoléon deux fois. C’est un homme qui ne faisait évidemment jamais de tourisme. Il a quand même fait 40.000 km dans sa vie, mais il se déplaçait toujours pour une raison.
Par exemple, il n’est jamais allé à Rome, alors que son fils y était roi et que Rome l’attendait. Cela signifie que Liège avait une valeur géopolitique dans l’empire agrandi. Entre le monde germanique et le monde latin, Liège est une position. D’ailleurs en 1914, elle a essuyé les débuts de la Première Guerre mondiale. Liège est une ville engagée dans la révolution industrielle. Elle a déjà à l’époque une fabrique importante de canons et de charbonnage. C’est aussi une ville qui a une Cour d’appel, et dans la nouvelle organisation de la justice, c’est le cas seulement de deux villes dans la future Belgique, à savoir Liège et Bruxelles. En 1810, Napoléon y fait le siège de l’Université impériale, et là encore, il n’y en a pas beaucoup.
Ensuite, il y a la francophilie liégeoise qui est bien connue. Liège a été un des berceaux du mouvement wallon à la fin du XIXe siècle et le mouvement wallon s’est rapproché de Napoléon, notamment à l’occasion des pèlerinages à Waterloo, qui sont des moments, dans l’entre-deux-guerres, très mobilisateurs autour du monument de l’Aigle blessé. Nous avons aussi un Quai Bonaparte à Liège. Donc, il y a plusieurs raisons liégeoises qui font que Napoléon est un peu chez lui ici. Au demeurant, en 1969, pour le bicentenaire de sa naissance, il y a eu une grande exposition à Liège, bien que moins importante que celle-ci, parce que celle-ci est exceptionnelle par la qualité des objets présentés et la scénographie.
Il y a donc une présence de Napoléon à Liège et en Belgique en général, mais je dirais peut-être avec moins d’enjeux passionnels qu’en France. Vous avez aussi une société belge d’études napoléoniennes, donc il y a tout un tissu sociologique autour de Napoléon. Il y a un certain nombre d’historiens qui travaillent sur la période, mais avec peut-être plus de distance que dans le cas français, où les questions mémorielles sont souvent extrêmement aiguisées.
Comme vous l’avez mentionné, Napoléon lui-même était très soucieux de son image et les représentations du personnage accordent souvent une grande place aux symboles et aux fastes de l’empire. Comment faire pour sortir de l’image d’Epinal ?
Par l’explication et l’histoire. Quand on est historien, on décrypte par l’explication. C’est un peu l’ambition aussi de l’exposition Napoléon, au-delà du mythe, à travers les supports évidemment, parce que les images sont les images, mais si elles sont accompagnées de textes, de réflexions, que ce soit à travers les panneaux ou l’audioguide, on peut, à ce moment-là, mieux comprendre effectivement qu’un document ou un peinture, ça s’analyse.
Effectivement, Napoléon avait un souci de maitriser son image, c’est quelqu’un qui voulait laisser une trace dans l’histoire, qui avait conscience du rôle qu’il pouvait jouer. Il a travaillé cela avec une modernité assez étonnante. Par exemple, lorsqu’il organise le discours sur la campagne d’Italie alors qu’il est encore un jeune général, il a le sens des médias et de la communication, comme on dirait aujourd’hui. Ce qui est intéressant, par exemple, lorsqu’il fait des proclamations, c’est qu’il associe ses soldats, il leur parle, ils sont ses compagnons de route. C’est quelque chose que ne faisaient pas les généraux d’Ancien Régime. Napoléon, c’est l’homme de la Révolution, c’est la continuité de la Révolution française. L’armée révolutionnaire va se muter en armée impériale, avec aussi des cadres qui sont issus de la troupe parce que les grands généraux de l’empire ont des origines sociales extrêmement variées.
C’est quelqu’un qui fonde sa propre légende. Au niveau de l’image, à l’époque, bien sûr, il n’y pas la photographie ni la télévision, donc c’est essentiellement au niveau de la peinture. Napoléon a veillé à ce qu’il y ait des représentations des grands moments, que ce soit des batailles, de son règne. Nous avons à Liège évidemment un des grands tableaux de l’iconographie napoléonienne qui est le fameux portrait d’Ingres, visible dans l’exposition. Si on analyse l’image, on voit bien qu’elle recèle des choses intéressantes. Napoléon a la main sur un décret. C’est le décret de reconstruction du quartier d’Amercœur, qui avait été bombardé par les Autrichiens en 1794. Napoléon a donné de l’argent pour qu’on le reconstruise.
Et puis surtout, à l’arrière-plan, il y a la Cathédrale Saint-Lambert. Or, à l’époque la cathédrale est détruite. Alors, on se dit qu’Ingres ne connaissait pas trop Liège… En réalité, c’est un message qui dit que Napoléon a relevé l’Eglise catholique. On reconstruit donc la cathédrale pour envoyer un message. Napoléon a relevé l’Eglise catholique par le Concordat de 1801 avec le pape, signé deux ans plus tôt. Napoléon souhaitait que les catholiques et la France se réconcilient, étant donné que la Révolution les avait mis dans une situation de divorce complet. La toile sert donc à présenter Napoléon généreux, puisqu’il donne de l’argent pour la reconstruction d’un quartier de Liège, et comme homme de stabilisation, puisque la cathédrale reconstruite indique qu’il fait d’énormes efforts pour se réconcilier avec le pape et les catholiques. L’explication s’introduit donc dans toute forme de documents, en particulier les documents imagés, et c’est comme ça qu’il faut aborder l’histoire, en décryptant et en resituant la profondeur et la complexité des images et des objets.
Il y a eu plusieurs Napoléon : celui de la Révolution, de l’Empire, puis de l’Exil… Que sait-on sur les changements de l’homme, au-delà des revers de circonstances ?
Napoléon est quelqu’un qui a une très grande force de travail et une très grande volonté. Dans les périodes de paix où il est en France, il travaille énormément aux affaires de l’État, et lorsqu’il est en campagne, il n’économise pas son énergie : il voyage beaucoup, il dort très peu, il veut être présent partout. Son moyen de transport est un bureau ambulant, il travaille en voyage. C’est un travailleur à la fois dans la paix et dans la guerre. Il sait depuis sa jeunesse qu’il veut imprimer une marque dans l’histoire. C’est un des traits de caractère de Napoléon. On le découvre très rarement fatigué ou démoralisé. Evidemment, quand il remporte des victoires, il arrive en grandes pompes, mais même au moment de la défaite à partir de 1812-1813, on voit qu’il résiste.
Il a un moment de faiblesse en 1814 au moment de l’abdication, il tente quand même de s’empoisonner. Il prend du poison, mais ça ne marche pas car le poison avait vieilli. Sans ça, il se serait suicidé. Le grand moment de découragement, c’est quand il comprend après Waterloo qu’il va être envoyé à Sainte-Hélène et qu’il ne va pas aller en Angleterre où il comptait être exilé. Là, on a un essoufflement du personnage, mais il met encore en scène sa décrépitude. On le voit avec des problèmes de santé qui s’accentuent. Il mettra même en scène sa mort et sa dernière victoire, qui est le Mémorial de Sainte-Hélène, son livre témoignage, son livre testament.
C’est quelqu’un qui a le sentiment d’avoir une étoile qui le guide et qui le porte, comme il l’explique à certains moments. C’est aussi quelqu’un au niveau du caractère qui n’est pas un joueur d’échecs, contrairement à beaucoup de grands leaders de l’histoire tels que Bismarck ou Churchill. Napoléon, si on peut le comparer de façon triviale, est un joueur de poker : ça passe ou ça ne passe pas. C’est quelqu’un qui a été assez constant à ce niveau-là, dans le triomphe et la défaite. Mais tout est allé tellement vite dans son histoire. Il est mort à 51 ans, donc c’est aussi un météore, naturellement.
Quel est votre objet préféré dans l’exposition ?
C’est difficile à dire. Il y a un objet qui me touche parce que j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire à travers la Révolution française. La lame de la guillotine est assez impressionnante parce qu’elle date de l’époque de la Révolution.