D’Henry Naylor. Traduit par Adélaïde Pralon. Mis en scène par Jeanne Kacenelenbogen. Avec Morgiane El Boubsi. Du 10 mars au 23 avril 2022 au Théâtre Le Public à Bruxelles.
Avec Mon Ange, le Théâtre Le Public nous narre pendant une heure le destin de Rehana, fille d’un fermier kurde du nord de la Syrie qui rêve de devenir avocate. Pacifiste dans l’âme, elle rechigne à obéir à son père lorsque celui-ci lui apprend à manier une arme en tirant sur des canettes d’Orangina. Mais un matin, tout s’arrête. Des explosions se font entendre au lointain, brisant dans un même éclat la quiétude de son village et ses rêves d’avenir. Sa mère accourt dans sa chambre et la somme de faire ses bagages. « On part en Europe, Daech arrive ». Son père, en revanche, restera en Syrie. Pour défendre ses idéaux à lui : ses arbres, dont les racines profondément enfouies dans le sol le ramènent à ses ancêtres. Le fruit de tant de vies ne peut tomber aux mains de l’ennemi.
Prise de remords à son arrivée aux portes d’un camp turc parmi des milliers d’autres réfugiés, Rehana décide finalement de rebrousser chemin et de partir sauver son père. « Étrange, d’habitude, c’est l’inverse », lui fait remarquer un passeur. Commence alors un périple qui précipitera la jeune Syrienne dans une guerre implacable et ébranlera chacun de ses idéaux. Plongée dans l’enfer de la barbarie, elle n’aura d’autre choix que de prôner la paix une arme à la main. Elle qui ne tirait jadis que maladroitement sur des canettes d’Orangina deviendra lors du siège de Kobané en 2014 la « snipeuse aux cent victimes », véritable symbole de la résistance. Mais chaque vie qu’elle ôtera, chaque balle qu’elle tirera, transpercera son cœur un peu plus : peu importe, au fond, si elle doit mourir au combat. Voilà déjà des mois qu’elle a arrêté de vivre.
Mon Ange est inspiré d’une histoire vraie. Bien qu’on ne sache pas grand-chose de Rehana, « l’Ange de Kobané », une véritable légende s’est construite autour d’elle – une légende renforcée encore par le récit d’Henry Naylor. La plume de l’auteur britannique, savamment rendue par la traductrice Adélaïde Pralon, parvient à faire cohabiter les mots les plus durs avec les mots les plus beaux, la violence d’une guerre effroyable avec la poésie des convictions de Rehana.
Morgiane El Boubsi nous livre quant à elle une prestation d’une immense sincérité qui emporte avec elle le spectateur dans les méandres de l’histoire. Pas une hésitation ne vient perturber un récit que la comédienne maîtrise à la perfection. Incarner seule une multitude de personnages constitue un exercice périlleux dans lequel elle excelle, oscillant avec beaucoup de tact entre l’humanité de Rehana et la cruauté de ses ennemis.
Si elle peut surprendre de prime abord, la création sonore de Pierrick Drochmans – entièrement réalisée à l’aide de sons électroniques au synthétiseur – est finement pensée et accompagne le récit avec une grande subtilité. La scénographie se veut, de son côté, un hommage au travail du plasticien Christian Boltanski, dont les installations confèrent aux morts « une dimension quotidienne, anonyme et universelle ». Le résultat est d’une grande élégance.
Certains spectacles ouvrent la porte à des moments hors du temps où, bercés par la beauté des mots, émus par la sincérité du jeu et captivés par la justesse de la mise en scène, les spectateurs se perdent le temps d’une soirée. « Mon Ange » est de ceux-là.