auteur : Sophie Carquain
édition : Albin Michel
sortie : mars 2017
genre : roman
Aimer et nourrir, deux gestes, deux passions qui se trouvent au cœur du premier roman de Sophie Carquain. D’un côté, une mère qui se rassure en rassasiant se voit confier une adorable Cochette. De l’autre sa fille, art-thérapeute, véritable control freak addict au footing, tente d’offrir une dernière chance à une ado en passe d’être emportée par l’anorexie. Entre ces personnages existent des rapports d’affects et d’aliments, et une grande question, ceux qui nous aime et nous nourrissent ne sont-ils pas bien souvent aussi ceux qui nous tuent ?
Après une vie de labeur dans l’Hexagone, Louisa retrouve les courbes douces de son Algarve natale pour une retraite bien méritée. Son mari est hilare lorsqu’il lui revient avec un petit cochon sous le bras. L’animal, échangé contre deux cageots de figues, doit être tenu au chaud dans une couverture. En caressant sa peau fine couverte de duvet blond, Louisa baptise la Cochette Rose. L’idée est simple l’engraisser de restes et en faire de la viande.
À Paris, la fille de Louisa, Sandra, enchaîne les tours de parc à grandes foulées avant de se rendre à l’hôpital où elle travaille comme art-thérapeute auprès d’adolescents atteints pour la plupart de troubles alimentaires graves. Elle n’est pas si loin des jeunes qu’elle accueille dans son atelier, son corps est l’outil de la performance que son esprit à résolu d’accomplir, rien d’autre. Contrôler les calories perdues, les kilomètres engloutis, lui donne presque des frissons.
Les mois passent, l’amour entre Louisa et Rose grandit. Enfin, elle à une fille qui se réjouit de la voir arriver les bras chargés de nourriture. La Cochette se révèle plus intelligente, plus affectueuse et sensible que Rose ne l’aurait jamais imaginé. Elle oublie l’animal répugnant que sa culture lui a appris à voir, irrésistiblement, à contrecœur même puisqu’elle a peur du jugement des gens du village. Elle découvre un nouvel animal, rêveur, joueur, attachant. Avec le temps, la terrible question grandit aussi de tout son poids, osera-t-elle le moment venu conduire sa petite Rose sous le couteau du boucher ?
Sandra a un nouveau challenge, Karen. Une ado proche du stade terminal de l’anorexie. Ne pas manger procure une ivresse, celle du pouvoir sur soi, à défaut de pouvoir contrôler le monde, on peut se saisir de son estomac et alors tout s’inverse. Les deux jeunes femmes ont tout pour se comprendre, mais justement, comment Sandra pourrait-elle détourner sa patiente d’un mal qui lui est si familier ?
Duo, Duel, mère / fille
En basculant, à l’aide de chapitres courts, du fil narratif de Louisa à celui de Sandra, Sophie Carquain donne à son roman un rythme énergique et une forme qui fait écho aux thématiques qu’elle traite.
Le duo, duel, mère / fille qui se joue dans Manger dans ta main évite les poncifs. Si l’intrigue est claire sans être fade, c’est notamment grâce aux personnages. Ces derniers, ont une vraie intériorité et se démarquent par une psychologie particulièrement bien sentie. L’auteure ne force pas son lecteur à comprendre chacune de leurs décisions, ni même à les aimer, mais donne toujours assez à lire pour que l’on puisse saisir leur propre cohérence.
C’est du moins le cas des personnages principaux, tous féminins. Les rôles occupés par les personnages masculins sont au contraire plutôt légers. Qu’ils soient relégués au second plan dans une histoire qui se joue entre femmes est parfaitement logique, mais ces derniers manquent de corps et peinent à exister y compris dans la partie qui leur est réservée.
L’écriture est entraînante, volontiers drôle et riche d’information, sans donner dans les sermons didactiques pénibles. La découverte du cochon est particulièrement bien menée et ne manque pas de nuance. On y apprend vraiment beaucoup sur cet animal qui pourrait sans problème reprendre à son compte La mauvaise réputation de Brassens. Si Louisa s’émeut lorsqu’elle constate que Rose utilise facilement des jouets réservés aux enfants de 3-4 ans, elle vit son affection pour la Cochette comme une tare sociale qu’elle se doit de cacher.
Cœur, estomac, aller-retour
En ligne de fond, Sophie Carquain nous invite à questionner la manière dont nos têtes travaillent nos corps et réciproquement. Le syndrome de la mère nourricière s’imbrique avec l’urgente question du bien-être animale et l’insupportable ignorance où elle reste plongée. Sur ces thèmes, comme sur l’anorexie et les troubles alimentaires, elle évite le moralisme et la complaisance tout en demeurant accessible.
Dans les allers retours qui se font entre notre cœur et notre estomac, se jouent nos amours maladroites et souvent meurtrières. Parler de la main qui nourrit, de l’envie de la mordre parfois, révèle des enjeux profonds qui nous parcourent tous.
Déjà reconnue comme auteure de littérature jeunesse et comme journaliste spécialisée en psychologie, Sophie Carquain signe un premier roman fort et attachant. Teintée d’humour, souvent subtile, sa mise en paradoxe des rapports cœur / estomac – mère / fille est une réussite.