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    « Ma démarche, c’était d’être très délicate avec les lecteurs et lectrices »

    Je démarre cette discussion avec Aude Mermilliod en déclarant n’avoir lu qu’Éclore, même si les couvertures de Il fallait que je vous le dise et Le Chœur des femmes m’interpellent quand je vais en librairie.

    AC : Tu dessines dans Eclore des scènes sexuelles, mais toujours de manière très pudique. Peux-tu nous parler de ta démarche ?

    AM : Ma démarche, c’était d’être très délicate avec les lecteurs et lectrices. On va parler de sujets qui peuvent être douloureux, donc d’une part je n’avais pas envie de heurter les gens. D’autre part, je n’avais pas envie d’appuyer sur le curseur de l’excitation. Certaines scènes peuvent en générer, et cela relève de l’intimité de la lecteur ou de la lectrice, mais je n’avais pas envie d’amplifier ça en dessinant des images trop graphiques, afin que le propos soit le plus important, que l’image le soutienne. Si les images étaient trop sexualisées, l’œil du lecteur ou de la lectrice allait surtout retenir ce qu’il avait vu plutôt que ce qu’il avait lu.

    AC : Les corps que tu dessines sont sexués mais pas forcément sexuels, érotiques.

    AM : C’est aussi de l’indulgence envers moi, c’est moi que je mets en scène. Sur Il fallait que je vous le dise, j’ai écrit une scène avec un début d’agression sexuelle. À l’époque, j’avais envie qu’on voit ce qui s’était passé pour de vrai. Puis, j’ai constaté que quand je voyais les gens feuilleter cette scène-là, j’étais toujours très gênée. Je ne la redessinerais plus de la même façon, ça fonctionne, mais je serais plus douce envers moi-même et envers le lectorat qu’il y a cinq ans.

    AC : Je me suis aussi fait la réflexion que dans Éclore, il n’y a quasiment aucun sexe d’hommes en érection.

    AM : Des sexes d’hommes en non érection, il y en a, pour montrer l’intime. Le corps nu des hommes est en fait très peu représenté, hormis dans des images pornographiques, alors que le corps nu des femmes, on le voit partout. Cela m’a fait plaisir de dessiner des compagnons nus, dans de l’intimité, de la tendresse, de la douceur. Dans Il fallait que je vous le dise, j’ai choisi de dessiner la scène dont je parle plus haut de façon frontale pour dire la surprise que j’avais ressenti à l’époque : cet homme s’était déshabillé avant même que j’ai eu le temps de poser mon sac. J’avais donc vu son corps nu face à moi, de façon choquante, et c’est ce choc que j’ai voulu raconter.  Alors que dans Éclore, durant la scène d’agression j’ai 14 ans. À cet âge-là, tu ne peux qu’être dans de la confusion, de la gêne. Je n’ai même pas regardé son corps. Donc pour dessiner ces scènes-là, j’avais envie d’être d’autant plus douce avec le personnage, et surtout que cette scène ne puisse générer aucun désir. Je ne voulais pas associer cette à de la sexualité, mais que cela reste dans le cadre d’une agression. C’est pour cela que je l’ai dessiné en vue subjective, on est dans le regard du personnage féminin. Elle regarde le plafond, alors j’ai dessiné la fenêtre, avec un bout de lui en amorce. On reste au plus près de la sensation, on n’a jamais une vision d’ensemble.

    Ce qui était intéressant, comme autrice, c’est que cette scène peut être racontée de cinquante façons différentes. Moi je voulais protéger ce qu’il y avait à protéger, et rester sur ce que tu captes, ce que tu comprends, quand à cet âge-là, il se passe cela.

    AC : Dans Éclore, il y a une scène où tu expliques avoir recontacté le garçon, à 24 ans et qu’il te disait n’avoir pas l’impression d’avoir fait quelque chose de mal. Est-ce que tu te dis qu’il va peut-être tomber par hasard sur ta bande dessinée, et qu’il va revenir vers toi pour s’excuser, comme dans cette belle scène collective masculine d’excuse.

    AM :  Là, on est vraiment dans de la science-fiction [rires]. Mais c’est la  raison d’être de la scène de la panthère, il y a un endroit où cela m’intéresserait de savoir ce qu’il aurait à dire, même si je pense savoir. C’était un jeune homme issu d’un milieu extrêmement sexiste qui a été biberonné à du porno et qui a fait ce qui, selon lui, était autorisé. Je ne pense pas qu’il calculait le niveau de gravité de ce qu’il faisait, mais je pense qu’il avait conscience que ça n’était pas OK. Je me suis beaucoup posé la question, ces vingt-cinq dernières années, mais si je repasse le fil, Je ne peux pas croire qu’il ne sache pas. Donc, à un certain niveau, cela m’intéresserait de savoir. Et puis il y a l’autre niveau, là où je m’autorise la scène de la panthère, où je me dis que ce n’est pas mon job de le comprendre. Mais cela cohabite en moi.

    AC : Justement, cette scène de la panthère, elle m’a fait penser au spectacle SEXPLAY, Nos Panthères Nos Joyaux de Camille Husson, qui tourne en FW-B depuis quelques années et qui reprend cette image de la panthère dans cette idée de se reconstruire, dans la recherche de sa sexualité, après avoir aussi vécu un viol et des agressions.

    AM :  À la base, j’avais dessiné un tigre. Je suis danseuse, prof de danse. Il y a une danse qui s’appelle la danse du tigre, une danse qui parle de la puissance absolue. Si tu es un tigre et que quelqu’un te cherches, tu le bouffes, t’as peur de rien. Puis, j’ai lu Triste tigre [de Neige Sinno, sorti en 2023, où l’autrice raconte l’inceste et son viol régulier par son beau-père, quand elle était enfant]. Je me suis dit que l’archétype du tigre commençait vraiment à parler d’autres choses. C’est un animal qu’on genre toujours au masculin alors que la panthère est féminine. Elle est plus petite, c’est une puissance moins dévorante. Et c’est une scène de la série The Handmaid’s tale [spoiler], dans la saison 4, qui m’a donné l’autorisation de dessiner cette séquence de la panthère : Après des années d’esclavagisme sexuel, un groupe de femmes réussissent à s’enfuir de Gilead, l’état dont elles sont prisonnières. Elles créent des groupes de parole entre survivantes, où il ne faut pas être en colère, mais plutôt exprimer ses sentiments, etc. June, le personnage principal, explose petit à petit, en assumant sa propre rage contre ces hommes qui les ont violées et torturées.

    Elles vont finalement décider d’assassiner l’un d’eux, en pleine nuit, dans une espèce de no man’s land, de façon extrêmement sauvage. Puis tu les vois au petit matin ressortir, ensanglantées, hagardes. Cela exprime qu’après des années de calvaire, tu n’as pas accès à de la compréhension ou du pardon. Et moi, ça m’a fait énormément de bien qu’une fiction populaire assume la vraie colère, la vengeance des femmes. C’est pour ça que je me suis autorisé cette scène, une grosse vengeance un peu exutoire. Cela m’a fait du bien. Je peux comprendre pourquoi ce garçon m’a fait cela, je peux comprendre d’où cela vient blablabla. Et t il y a une part de moi qui a aussi le droit d’avoir envie de l’offrir en casse-croûte à une panthère.

    AC : Dans le dossier de presse, on parle de l’expérience que tu as vécu avec ce garçon comme un « abus », puis de « rapport sexuel subi, non choisi et non consenti », et ce n’est jamais nommé comme viol. Comment arrives-tu à nommer l’acte, après avoir terminé la bande dessinée ?

    AM :  J’ai remarqué que des gens plus âgés que moi sont rassurés que cela ne s’appelle pas comme cela. Parfois, ce sont des femmes, et tu sens qu’elles ne veulent pas que cela soit un viol, peut-être parce que si elles devaient nommer cela viol, alors elles devraient se dire qu’elles en ont peut-être déjà vécu aussi. J’ai choisi de laisser le lecteur et la lectrice maîtres de ce qu’ils en pensaient car cette scène, au début, n’est pas expliquée. Il y a des gens pour qui c’est très clair, d’autres pas. Moi, toujours pas. Si ce n’était pas mon histoire, je serais peut-être plus catégorique, mais comme c’est la mienne, je suis dans ma propre confusion. Quand les abus se passent dans la fameuse zone grise, ça ne répond pas aux codes de la violence qu’on connait. La plupart du temps, les abus ressemblent à  « Oh, allez stp, un peu… ». Est-ce que c’est un viol ? Oui, en fait. Mais sur le moment, tu te dis que ça n’est pas bien grave. C’est ça qui est terrible, c’est pour ça que les procès en ce moment à Mazan sont tristement passionnants parce que, comme dit Lola Lafon dans un sublime article [paru dans Libération], c’est le miroir grossissant du viol conjugal, du « c’est pas si grave, c’est ma compagne, alors je peux. »

    AC : Tu as déjà deux autobiographies derrière toi, comment fais-tu la différence entre ta vie réelle et la fictionnelle ?

    AM :  J’ai toujours écrit des journaux intimes depuis petite, qui sont devenues des blogs, puis des BD. Maintenant, cela devient des textes que j’écris pour moi, de la poésie, des posts sur instagram… Mais c’est vrai que je suis souvent mon premier matériau pour travailler. Je pars d’une émotion, je vais chercher comment je peux la raconter en poésie, je vais noter des bribes d’idées… J’en fais éventuellement un livre quand j’ai suffisamment de compréhension sur ce qu’il m’arrive. A propos de la maternité, je n’y suis pas encore, je n’ai pas encore traversé assez d’étapes pour écrire un livre. Maintenant que je clôture ce qui a trait à la sensualité, en tout cas pour l’instant, je me tourne vers des questions plus militantes, écologiques, cela m’intéresse par exemple ce qu’il se passe avec les Soulèvements de la terre. Mais là je me dis qu’il faut que je me cogne à des choses réelles, que je n’ai rien à dire si je ne l’ai pas vécu. Ce serait creux, si je ne vais pas vivre physiquement le militantisme, faire des manifs. Ce n’est pas dans le but de faire un livre mais je me dis plutôt que si je vis suffisamment de choses peut-être qu’à la fin, je pourrais en parler. 

    AC : Tu as donc commencé par l’écrit, c’est par après que tu t’es formée dans le dessin ?

    AM : Oui, j’avais envie de dessiner, mais je dessinais assez mal. Ce qui a débloqué le truc, c’est que j’ai acheté une tablette graphique et que j’ai ouvert un blog voyage. J’y faisais  des petits dessins sans trop d’attente, ce qui m’a permis de ne plus avoir peur de dessiner. Je dessine parce que j’écris. Je ne dessine jamais quand je n’écris pas. Je n’ai pas de carnets de croquis, par exemple. J’ai trouvé des outils qui font que ça fonctionne pour faire de la BD. C’est numérique, déjà. Par contre j’aime beaucoup écrire. J’essaie de finir un petit recueil de poésie sur la maternité. Je m’amuse bien aussi à écrire des scénarios de BD pour d’autres, c’est merveilleux de voir comment la personne s’en empare. 

     

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