Depuis toujours, la figure du rebelle intrigue nos sociétés : qu’il s’agisse de mauvais garçons, de criminels endurcis ou d’as de l’évasion, ces personnages ont toujours créé chez nous la fascination. Forrest Tucker est un peu l’incarnation de tout cela ! Évadé de prison à dix-huit reprises, sa vie constitue un véritable film : « J’ai été en prison toute ma vie, à part les fois où je me suis évadé. Je suis né en 1920 et je suis entré en prison à l’âge de 15 ans. Je me suis évadé dix-huit fois avec succès et j’ai échoué douze fois. Ce que je veux dire par évasion réussie consiste à me soustraire à la vigilance des gardes. Ils m’auraient éventuellement rattrapé mais je serais parti, au moins pour quelques minutes ».
Écroué une dernière fois en 1999 à l’âge de 79 ans, Forrest Tucker aura passé sa vie à jouer avec un système auquel il ne se sentait pas appartenir, rebelle dans une société en pleine mutation, séduisant braqueur de banques et éternel évadé…
Méchants garçons, braqueurs de banques et as de l’évasion
Le cinéma s’est bien entendu emparé de ces thématiques afin de livrer des œuvres aujourd’hui encore mythiques, chacune dans leur répertoire propre. La Fureur de vivre (1955) ou L’équipée sauvage (1953) ont ainsi mis en scène de jeunes garçons déboussolés cherchant à exister face à l’ordre établi, thématique plus tard reprise dans The Outsiders en 1983. À la charnière des années 1970, et en rapport avec les mouvements contestataires de l’époque, ces personnages ont évolué pour donner naissance à des films autrement subversifs comme If… (1968) ou le célèbre Orange mécanique (1971).
Dans une logique similaire mais nettement plus légère, des œuvres comme The Breakfast Club (1985) ou La Folle Journée de Ferris Bueller (1986) auront mis en scène de jeunes personnes contournant le système scolaire chacun à leur manière.
La figure du hors-la-loi aura quant à elle fasciné dès les balbutiements du cinéma, notamment dans des films comme Le Vol du grand rapide (1903). Les années 1930 et la Grande Dépression marquèrent l’émergence de bandits aujourd’hui célèbres comme John Dillinger ou Bonnie & Clyde. L’influence de ces criminels dressés contre le système inspirera à Hollywood divers chef d’œuvres tels que L’Ennemi public (1931), Les Anges aux figures sales (1938) ou L’enfer est à lui (1949) portés par l’extraordinaire James Cagney, ou encore Le Petit César (1931) avec un Edward G. Robinson hanté. En 1932, Howard Hawks réalisa Scarface, magnifié cinquante ans plus tard par Brian de Palma avec Al Pacino dans le rôle-titre.
Probablement nourris par l’influence du Comte de Monte-Cristo, divers films mirent encore en scène des as de l’évasion. Si beaucoup d’entre eux relevaient de la fiction, d’autres trouvèrent leur inspiration dans des récits avérés, comme La Grande Évasion (1963), inspirée de l’histoire des prisonniers du Stalag Luft III en mars 1944 ; Papillon (1973) tiré des mémoires d’Henri Charrière ou encore L’évadé d’Alcatraz (1979) relatant la spectaculaire évasion de Frank Morris et des frères Anglin.
L’histoire de Forrest « Woody » Tucker (1920-2004) se situe à mi-chemin entre ces trois thématiques : à la fois mauvais garçon, braqueur de banques et as de l’évasion, Tucker possède tout pour impacter l’imaginaire collectif et se hisser au niveau d’illustres personnages comme Frank Morris (1926 – ?), Jack Sheppard (1702-1724) ou Moondyne Joe (1826-1900). Suite à la lecture en 2013 de l’article « The Old Man & the Gun » paru dans le New Yorker dix ans plus tôt, c’est une parcelle de son histoire que Robert Redford aura choisi d’adapter !
L’enfance de Forrest Tucker
Deuxième fils de Leroy « Roy » Morgan Tucker (1890-1938) et Carmen V. Silva (1898-1964), Forrest Tucker est né le 23 juin 1920 au numéro 2055 de Florida Avenue, à Miami.
En raison des problèmes d’alcool de son mari, Carmen demanda le divorce en avril 1926 et obtint la garde de ses trois fils, John Calhoun, Forrest Silva et James Morgan. Deux mois plus tard, suite au décès de son père le 5 juin 1926, elle déménagea à Stuart, en Floride, chez sa mère Ellen. Là-bas, les enfants Tucker entrèrent à l’école et chez les Scouts. Forrest appréciait particulièrement la proximité de la rivière, prenant beaucoup de plaisir à fabriquer canoës et bateaux à partir d’éléments récupérés çà et là. Autodidacte, il apprit également le saxophone et la clarinette.
En 1934, Ellen, la grand-mère de Forrest fut engagée pour la surveillance du pont Roosevelt, sur la rivière Sainte-Lucie et la famille emménagea dans la résidence prévue à cet effet.
Premiers larcins, premiers emprisonnements…
Adolescent dans une société profondément marquée par le Krach boursier de 1929, Forrest Tucker aura grandi durant la Grande Dépression, dans un monde en perte de repères et émaillé par les exactions de certains hors-la-loi. Malgré le fait qu’ils semaient la terreur et le chaos, ceux-ci fascinaient paradoxalement la société de par leurs actes dirigés contre un système politique et financier qui avait échoué. Il n’est pas impossible que le jeune Forrest ait été marqué par ces personnages qui, malgré leur sort funeste, pouvaient constituer une forme d’attrait pour un adolescent en pleine construction.
Ainsi, en 1935, à l’âge de quinze ans, il commit son premier forfait et vola un vélo prétextant plus tard avoir uniquement voulu emprunter celui-ci.
L’année suivante, le 1er mars 1936, le manager de l’hôtel Sunrise Inn. déclara le vol de sa voiture. Celle-ci fut retrouvée peu après non loin du pont Roosevelt, puis de nouveau volée le 7 mars. Deux jours plus tard, la police localisa un bidon d’essence caché dans des buissons non loin de la rivière Sainte-Lucie et un jeune garçon fut aperçu entrant dans la maison du gardien du pont. Lorsqu’on lui demande pourquoi il avait volé le véhicule, Forrest expliqua qu’il voulait ressentir le frisson du vol tout en profitant d’une jolie balade. Durant l’enquête, la police réalisa que le jeune homme avait déjà été arrêté quelques semaines plus tôt en compagnie d’un ami pour avoir volé une voiture à cinquante kilomètres de là, dans la ville de Vero.
Au cours de son procès, le 27 avril 1936, Tucker plaida coupable et fut envoyé à la prison de Martin County. Le 3 mai, alors qu’un gardien venait de lui retirer ses chaînes, Forrest profita d’un moment d’inattention pour filer. On le retrouva deux jours plus tard dans un champ en train de savourer une orange.
Il fut ainsi renvoyé en prison mais s’échappa le lendemain, 6 mai, avec quatre camarades. Une fois encore, les gardiens avaient manqué de vigilance et Tucker était parvenu à dissimuler des lames de scies à métaux et des ciseaux sous ses vêtements. Dans leur fuite, celui-ci et l’un de ses camarades crurent pouvoir échapper aux policiers en se cachant dans la rivière Sainte-Lucie, ne laissant dépasser que leur nez afin de respirer. On les retrouva une heure plus tard ainsi que les trois autres évadés et tous furent envoyés dans la prison du comté de Sainte-Lucie, plus sécurisée. Là-bas, il essayèrent une fois encore de se faire la belle et furent alors transférés dans l’école de redressement de Marianna. Pour changer, Forrest parvint à introduire des lames de scies à métaux dans l’établissement et s’échappa le 2 juillet 1936…
Il s’enfuit alors dans l’État de Géorgie mais fut rattrapé et envoyé aux travaux forcés durant six mois. À sa sortie il se calma pendant un moment…
Tentative de rentrer dans le rang…
En juin 1938, Forrest Tucker vola de nouveau une automobile, fut arrêté et envoyé à la prison de Miami. Le 25 juillet de cette année-là, il appela un gardien à l’aide, se plaignant de douleurs aux poumons. Il fut envoyé à l’hôpital et enchaîné à son lit. Mais, le jeune homme étant un autodidacte confirmé, il avait appris à crocheter les serrures et se débarrassa rapidement de ses chaînes pour s’échapper. Dans sa fuite, il déroba des vêtements et une voiture mais fut rattrapé cinq jours plus tard dans le comté de Brevard (200 km au nord de Miami), dans une station essence pour avoir refusé de payer son carburant.
Cette fois-ci, il fut condamné pour dix ans, le 9 août 1938, et envoyé dans la prison d’État de Floride (ou prison Raiford). Lors de son procès, son avocat déclara : « Nous voyons un homme qui a été entièrement exclu de la société. Étiqueté comme criminel à l’âge de dix-sept ans et constamment transporté au sein de l’appareil judiciaire sans bénéficier d’un avocat, Forrest Tucker devenait peu à peu un jeune homme aigri ».
Après sept années d’emprisonnement, Tucker fut libéré sur parole en 1945, à l’âge de 24 ans. Il tenta alors de se racheter une conduite en s’inscrivant à l’armée en avril. Cependant, le jeune homme possédait un casier judiciaire bien rempli et la fin de la guerre était proche, l’empêchant de continuer dans cette voie. Il vécut ainsi de petits boulots, devenant notamment cuisinier sur un bateau. Finalement, il se décida à retourner à Miami où il épousa une jeune femme nommée June. Ensemble, ils eurent une petite fille, Gaile Tucker.
Tucker tenta de rester dans le droit chemin, allant jusqu’à envisager une carrière de saxophoniste. Mais rien ne ressortit de cela et, en 1950, comme le dit le journaliste David Grann, « il troqua son saxophone contre un revolver » et retourna à sa vie d’avant. C’est à ce moment qu’il commença à dévaliser les banques !
Nouvelles méthodes !
Le 22 septembre 1950, Tucker pénétra dans une banque de Miami, un foulard sur le visage et un revolver à la main. Il s’échappa avec 1 278 $. Celui-ci trouva la chose tellement facile qu’il revint dans la même banque quelques jours plus tard afin d’emporter un petit coffre. Il fut arrêté peu après en essayant d’ouvrir l’objet au chalumeau le long de la route.
Forcément, Tucker fut une fois de plus envoyé en prison – June demanda le divorce à ce moment. Mais comme il l’expliqua plus tard au journaliste David Grann : « Cela m’importait peu d’être emprisonné pour cinq ans, dix ans, ou pour la vie. J’étais le roi de l’évasion ».
En décembre 1950, il trouva une façon peu courante de s’évader. Pris de douleurs à l’abdomen, il fut transporté à l’hôpital où les docteurs lui diagnostiquèrent une appendicite et l’opérèrent. Tandis qu’il était en rémission, il crocheta une fois encore ses chaînes pour sortir de l’hôpital dans le plus grand calme : « Un petit prix à payer », dira-t-il !
Suite à cela, il se dirigea en Californie où il commit toute une série de braquages. Dans la foulée il se trouva un partenaire, Richard Bellew, et les deux complices firent les gros titres durant deux ans.
Forrest Tucker fut finalement arrêté le 20 mars 1953 : des agents du FBI l’encerclèrent tandis qu’il récupérait de l’argent dans une cachette à San Francisco. Lors de la fouille de son appartement de San Matteo, ils tombèrent nez à nez avec une jeune femme nommée Shirley Storz qui prétendait n’avoir jamais entendu parler de Forrest Tucker. Celle-ci déclara être mariée à un auteur-compositeur nommé Richard Bellew… Tucker avait en effet pris le nom de son associé pour épouser celle-ci le 29 septembre 1951, sans jamais lui révéler ni sa vraie identité ni ses activités réelles. Tucker poussa le mensonge jusqu’à avoir un enfant avec Shirley qu’ils nommèrent Richard Bellew Jr., né le 24 octobre 1952.
Lorsque les policiers montrèrent une photo de Forrest Tucker à Shirley Storz, celle-ci reconnu son mari et s’écria : « Je ne peux pas le croire ». Si l’on pourrait condamner une telle attitude, Tucker s’en expliqua en 2003 : « Nous nous aimions. Je ne savais pas comment lui dire la vérité – que c’était ma façon de vivre ».
L’évadé d’Alcatraz… ou presque…
Suite à cette arrestation, Forrest Tucker fut condamné à 30 ans de prison et envoyé à Alcatraz où il arriva le 3 septembre 1953. Quelques semaines plus tard, Shirley Storz rendit visite au prisonnier #1047 pour lui annoncer qu’elle avait fait annuler leur mariage…
La plupart des personnes ayant connu Forrest Tucker décrivirent le personnage comme excessivement charismatique. L’un d’entre eux dira un jour : « Je pense qu’il avait ce besoin désespéré de montrer au monde qui il était ». En ce sens, l’incarcération de Forrest Tucker à Alcatraz peut être vue comme une victoire pour le bandit qui semblait retirer de la fierté dans le fait d’être emprisonné sur le célèbre Rocher : « Il y avait seulement 1576 personnes qui sont allées là-bas. J’étais le n°1047 ! ». Mais déjà arrivé, il envisagea son évasion : « Plus il y a de sécurité, plus vos méthodes d’évasion doivent être bizarres ».
Comme Frank Morris et les frères Anglin qui parvinrent à s’échapper d’Alcatraz, Tucker subtilisa des outils dans l’atelier de la prison en les cachant dans le lavoir ou sur d’autres détenus pour faire croire à une panne des détecteurs de métaux. Avec deux autres prisonniers, ils commencèrent le creusement d’un tunnel. Cependant, les gardes eurent l’idée d’examiner les toilettes des cellules et y trouvèrent leurs outils. Les trois prisonniers furent dès lors étiquetés « Risque dangereux d’évasion » et placés en confinement solitaire dans « Le Trou » où, selon Tucker, « le sol était tellement froid que ça faisait mal de le toucher ».
Dans les années qui suivirent, le prisonnier 1047 étudia la Loi et écrivit à la Cour d’Appel. Une audition lui fut accordée en novembre 1956 et Tucker fut transféré dans la prison du comté en attente de son audience. La nuit précédant son rendez-vous, il se plaint de douleurs aux reins et fut transféré au Los Angeles County General Hospital.
Une fois encore, profitant d’un moment d’inattention, il se poignarda la cheville avec un crayon, forçant les gardes à lui retirer ses chaînes pour le soigner. Tandis que les infirmiers le transportaient vers la salle des rayons-X, Tucker sauta de la civière, déstabilisa deux policiers et s’échappa. Il fut retrouvé cinq heures plus tard caché dans un champ de maïs, toujours vêtu de sa blouse d’hôpital.
On le ramena à Alcatraz où il se tint tranquille jusqu’à la fermeture de la prison le 21 mars 1963. À ce moment, Forrest Tucker fut transféré à Saint-Quentin, au nord de San Francisco, où il allait bientôt réaliser sa plus grande évasion !
Rub-a-Dub-Dub à Saint-Quentin : la plus audacieuse des évasions de Forrest Tucker
Après son retour à Alcatraz et son transfert à Saint-Quentin, Tucker resta tranquille durant 23 ans.
Pourtant, à la fin des années 1970, il planifia une nouvelle évasion ! Pour ce faire, il accepta de travailler dans les industries de la prison et, avec l’aide de deux prisonniers nommés John Waller et William McGirk, il subtilisa du matériel : planches de bois, feuilles de stratifié, deux barres métalliques de près de 2 m, plusieurs seaux, du ruban adhésif, des bâches, etc.
Le 9 août 1979, Tucker mit en pratique ses expériences d’enfant afin de fabriquer un kayak de 4 m de long aidé par ses deux codétenus ! Le tout était réalisé avec les moyens du bord : « Le marteau était trop bruyant, nous avons utilisé du papier collant et des boulons ». Vu qu’il n’y avait suffisamment de peinture que pour peindre un côté du radeau de fortune, les prisonniers peignirent uniquement le côté supposé faire face à la tour de garde. L’important étant d’être crédibles, Tucker ira jusqu’à peindre leurs t-shirts en orange vif et à trouver des chapeaux de marin.
L’as de l’évasion poussa le détail jusqu’à reproduire de mémoire le logo du Marin Yacht Club, situé non loin de là, sur la face visible du kayak. Plus encore, le vaisseau fut baptisé « Rub-a-Dub-Dub » en référence à une comptine pour enfants du dix-huitième siècle : « Rub-a-dub-dub, Three men in a tub, And who do you think they were? The butcher, the baker, The candlestick-maker, They all sailed out to sea,‘Twas enough to make a man stare. Rub-a-dub-dub, Three men in a tub, And who do you think they be? The butcher, the baker, The candlestick-maker, All put out to sea ».
N’oublions pas : « Plus il y a de sécurité, plus vos méthodes d’évasion doivent être bizarres »… Et il serait judicieux d’ajouter « Audacieuses » ! Car la comptine nous dit clairement : « Trois hommes dans une baignoire, de qui croyez-vous qu’il s’agisse ? (…) Ils s’en allaient tous vers la mer et c’était suffisant pour pousser quelqu’un à regarder ».
Et ce quelqu’un, c’était l’un des gardiens qui, du haut de sa tour de guet vit les trois hommes pagayer avec difficulté et leur proposa de l’aide… Ignorant que trois prisonniers allaient bientôt manquer à l’appel, il n’eut aucun soupçon. Afin de jouer le jeu jusqu’au bout, William McGirk fit de grands signes de la main au gardien et lui cria avec humour : « Nous avons juste perdu quelques rames mais ma Timex (montre) fonctionne toujours ! »
La naissance du Over-the-Hill Gang et la légende de The Old Man & The Gun
Après leur évasion, Waller et McGirk furent rapidement capturés, tandis que Forrest Tucker resta libre et repris ses activités habituelles avec deux partenaires : Theodore « Teddy » Green rencontré quelques années plus tôt à Alcatraz et une ou plusieurs autres personnes dont les identités restent à ce jour encore inconnues.
On signala près d’une soixantaine de braquages au Texas et en Oklahoma durant cette période. Tous les témoins décrivirent les voleurs comme trois vieux hommes, précisant que l’un d’entre eux portait même un appareil auditif. Ils furent ainsi surnommés le Over-the-Hill Gang en référence à un film du même nom sorti en 1969 et également au film Going in Style (1979) mettant en scène trois vieillards qui entreprennent de cambrioler une banque – un remake a été réalisé en 2017 avec Morgan Freeman, Michael Caine et Alan Arkin dans les rôles principaux.
À ce moment, la technique de Forrest Tucker était au point. Il ira lui-même jusqu’à déclarer plus tard s’être enfin considéré comme un bon voleur et avoir maîtrisé l’art du Hold-Up à l’âge de soixante ans. D’après lui, « la violence est pour les amateurs (…) Les meilleurs voleurs sont comme des acteurs, capables de tenir calme une assemblée par leur simple charisme ». Alors qu’il cultivait autrefois une image plus flamboyante, il choisit dès lors d’adopter un style plus naturel, plus subtil.
Peu de temps avant sa mort, il expliqua au journaliste David Grann du New Yorker la recette pour cambrioler correctement une banque : mettre du vernis transparent sur les doigts pour masquer ses empreintes ; ne jamais sortir le revolver, juste le montrer ; dire posément que c’est un hold-up et que les gens doivent rester calmes ; ne pas courir hors de la banque, à moins qu’on ne vous tire dessus, « cela ne fait qu’attirer les soupçons ». Et surtout, avoir un appareil auditif qui est en réalité un scanner branché sur la radio de la police !
Le sergent John Hunt, à l’époque âgé d’une quarantaine d’années et chargé de traquer les trois braqueurs déclara concernant Tucker et ses associés : « Ils étaient les plus professionnels et les meilleurs voleurs que j’ai rencontré de toutes mes années dans les forces de l’ordre. Ils avaient plus d’expérience pour cambrioler des banques que nous n’en avions pour les attraper ». À cette époque, au début des années 1980, les avancées technologiques avaient eu raison des voleurs de banque « classiques » pour céder la place à des junkies désespérés qui s’échappaient avec quelques centaines de dollars avant d’être rapidement écroués. Mais le Over-the-Hill Gang défiait non seulement son âge mais la société tout entière. Hunt ira jusqu’à déclarer : « Comme un soudeur devient un bon soudeur, ou un écrivain s’améliore d’année en année à force de travail, ces gars-là apprenaient de leurs erreurs ».
Durant cette période, Forrest Tucker rencontra Jewell Centers, héritière d’une petite société de déménagement qu’il épousa le 12 juin 1982 sous le faux nom de Bob Callahan. Il s’installa avec elle dans une Résidence Services Seniors à Lauderhill, Floride.
Au printemps 1983, Tucker et ses partenaires entreprirent de réaliser le hold-up le plus audacieux de leur carrière en se faisant passer pour des gardiens de sécurité. Le 7 mars, ils mirent perruques et moustaches, entrèrent dans la banque, enfermèrent deux employés dans le coffre et s’échappèrent avec 430 000 $ ! Seulement, cette fois-ci, l’un des employés identifia Tucker comme l’homme qui s’était évadé de Saint-Quentin quatre ans plus tôt…
L’arrestation de Forrest Tucker
Le vendredi 10 juin 1983, alors qu’il allait rendre visite à Teddy Green à West Palm Beach (Arizona), Forrest Tucker s’est retrouvé encerclé par des agents du FBI. Au cours de l’opération, quelqu’un aurait crié « Il est armé ! » et les officiers se seraient mis à tirer dans tous les sens. Tucker, touché aux deux bras et à la jambe, eut le réflexe de se cacher derrière le tableau de bord de son automobile et de faire marche arrière à toute vitesse. Il est ensuite sorti en titubant pour s’avancer vers la voiture d’une dame et son enfant. Croyant qu’il venait d’avoir un accident, la dame lui proposa son aide et l’emmena. En voyant dans le rétroviseur un homme armé d’une mitraillette, le fils de la dame, âgé de seize ans, se mit à crier « Criminel » et Tucker sauta sur le volant en déclarant : « J’ai un revolver. Roulez ! ». Ils roulèrent un peu moins d’un kilomètre avant d’arriver dans une impasse dans laquelle le bandit aura libéré ses otages et marché quelques mètres avant de s’évanouir, manquant de sang. Conformément à ses affirmations, on ne retrouva jamais le moindre revolver…
Lorsque les policiers allèrent perquisitionner chez lui, ils rencontrèrent Jewell Centers qui déclara… ne pas connaître Forrest Tucker et être mariée à un agent de change nommé Bob Callahan, décrivant un homme charmant : « Il est venu vers moi et m’a invitée à danser, et voilà ». Comme Shirley Storz trente ans plus tôt, elle aussi ignorait également tout des activités et de la réelle identité de Forrest Tucker.
Dans un premier temps, en attendant son procès, Tucker tenta de s’échapper mais renonça à la chose après que son épouse lui dise qu’elle accepterait de rester mariée à lui s’il se tenait tranquille. « Je lui ai dit que, dorénavant, je ne ferai qu’imaginer des moyens de m’évader. C’est une femme pas comme les autres ! » dira plus tard Tucker à David Grann. Ainsi, il fut à nouveau emprisonné à Saint-Quentin où, sa réputation le précédant, il fut surnommé « Le Capitaine ».
En 1986, il subit un quadruple pontage. Dès lors, sur base de cette santé déclinante, il réclama un allègement de peine et parvint à faire réduire sa sentence de moitié. Il fut finalement libéré en 1993 à l’âge de 73 ans !
Forrest Tucker et Hollywood
Durant ces dix années d’emprisonnement, il envisagea doucement une percée à Hollywood comme le point culminant de sa carrière. Voulant marquer l’imaginaire américain, il écrivit un livre de 261 pages intitulé « Alcatraz : The True Story », ainsi qu’un second de 419 pages intitulé « The Can Opener ». Dans ces ouvrages, il se décrivit lui-même comme un retour au « criminel hautement intelligent et non violent dans la veine de Willie Sutton », insistant sur son image de rebelle héroïque face à un vaste système oppressant. Il alla jusqu’à écrire : « L’obsession de Tucker pour la liberté et l’évasion s’était transformée en un jeu. C’était sa façon de conserver sa santé mentale au cours d’une vie à être traqué. Chaque nouvelle échappée était un jeu, un jeu pour surpasser les autorités ».
À sa libération en 1993, il s’installa avec Jewell à Pompano Beach, Floride, et retravailla ses manuscrits. Il tenta d’intéresser d’éventuels producteurs – allant jusqu’à contacter la secrétaire de Clint Eastwood – mais ne parvint jamais à convaincre quiconque.
Tucker aménagea également une pièce où jouer de la musique et donna même des cours de saxophone et de clarinette pour 25 $ de l’heure.
La dernière ligne droite
Le 22 avril 1999 à l’âge de 78 ans, Forrest Tucker entra dans la Republic Security Bank les doigts couverts de vernis et une arme à la main. Ce jour-là, il emporta 5 300 $, sortit de la banque en disant « Thank you » et s’enfuit au volant de sa voiture, poursuivi par la police. La poursuite se solda par un accident, et Tucker alla s’encastrer dans un palmier. D’après le capitaine Chinn, responsable de son arrestation après ce qu’on pense être son quatrième vol en Floride : « Il voulait devenir une légende, comme Bonnie & Clyde ». Au cours de la course-poursuite, il lui sembla que Tucker souriait ! Plus tard encore, il déclara n’avoir jamais vu un criminel aussi gracieux.
Un psychologue qui eut l’occasion de s’entretenir avec Tucker déclara à son tour : « J’ai vu beaucoup d’individus qui ont la folie des grandeurs et souhaiteraient laisser leur marque dans l’Histoire… Mais, je dois bien l’admettre, aucun à ma connaissance – ailleurs que dans les films – qui voudrait y parvenir dans une avalanche de braquages de banques. Cela dépasse le domaine de l’entendement ».
Forrest Tucker plaida coupable le 20 octobre 2000, fut condamné à treize ans de prison et enfermé à Fort Worth, Texas. Suite à quoi, les autorités le placèrent en semi-isolement. Malgré les demandes de son avocat, on lui refusa également la libération sous caution : « D’ordinaire, je ne considérerais pas un homme de 78 ans comme présentant un risque d’évasion ou un danger pour la société, mais M. Tucker a montré qu’il était un homme très agile », déclara Lurana Snow, magistrate en charge du dossier. Carolyn Bell, l’assistante du Procureur Général des États-Unis déclara à son tour : « Monsieur Tucker n’est pas un simple criminel ; Monsieur Tucker est un as de l’évasion. Il prend visiblement un plaisir immense dans son histoire personnelle et dans sa capacité à être plus malin et plus rapide que les autorités ».
Le revers de la médaille
Lors de son enquête pour le New Yorker, David Grann est parvenu à rencontrer Jewell Centers qui déclara : « Le silence est insupportable… J’ai attendu toutes ces années. Je pensais que nous avions la vie devant nous. Que suis-je supposée faire maintenant ? » Elle s’éteignit le 4 avril 2005.
Alors que Forrest était en prison, son fils Rick Bellew Jr., lui écrivit. Imprimeur dans le Nevada alors âgé de 47 ans, il pensait que son père était mort dans un accident de voiture et n’apprit la vérité qu’à l’âge de 20 ans. Dans sa réponse, Tucker lui apprit qu’il avait une demi-sœur, Gaile, infirmière vivant en Floride et née en 1947.
Au cours de leur correspondance, Tucker exprima des regrets : « Je suis désolé que les choses se soient passées comme cela… Je n’ai jamais pu t’emmener pêcher ou voir un match de baseball, ni ne t’ai vu grandir… Je ne te demande pas de me pardonner car trop de choses ont été perdues, mais je veux que tu saches que je te souhaite le meilleur. Pour toujours. Ton père, Forrest ».
Rick Bellew déclara à David Grann qu’il ne savait pas s’il continuerait la correspondance, à cause de ce qu’il avait fait à sa mère, Shirley : « Il a réduit à néant l’univers de ma mère. Elle ne s’est jamais remariée. Il y avait une chanson qu’elle me chantait, ‘Me and My Shadow’, qui parle d’être seule et mélancolique. Et lorsqu’elle a développé le cancer et qu’on ne lui donnait pas longtemps à vivre, j’ai fondu en larmes et elle m’a chanté cette chanson. Et j’ai réalisé à quel point elle était douce-amère… C’était sa vie… »
Quant à sa fille Gaile, elle a récemment donné une interview dans les pages du Mirror, déclarant que son père ne l’appelait que lorsqu’il était en cavale : « Il m’a appelée et dit ‘Chérie, je vais venir à l’aéroport de Miami. Je serai déguisé, viendras-tu me chercher ?’ ». Et d’ajouter : « Il était habillé comme un vieil homme avec une barbe, un chapeau noir et une canne. Je savais que c’était lui et je l’ai ramené à la maison ». Elle conclut en disant : « J’ai réalisé combien il nous aimait mon frère Rick et moi, mais il aimait davantage braquer des banques et s’échapper. C’était sa vie et ça passait avant tout ». Sachant que son père est parti sans donner de nouvelles lorsque Gaile avait trois ans, il conviendrait de prendre cette déclaration avec des pincettes. D’autant qu’une infirmière de Floride nommée Gaile Loperfido Tucker semble elle aussi avoir intéressé les autorités en 2004 pour avoir ignoré les appels à l’aide d’un adolescent mourant, ce qui lui aurait valu une condamnation pour meurtre au troisième degré…
La dix-neuvième évasion de Forrest Tucker
Apprenant l’histoire de Forrest Tucker, le journaliste David Grann décida d’investiguer et rencontra l’as de l’évasion à plusieurs reprises entre 1999 et 2003. Tucker lui déclara : « Tout le monde dit que je suis malin. Mais je ne suis pas malin en ce qui concerne la vie, ou je n’aurais pas fait ce que j’ai fait. Lorsque je mourrai, personne ne se souviendra de moi. J’aurais aimé avoir un vrai travail, quelque chose dans l’industrie musicale. Je regrette de n’avoir pas su travailler de façon stable et soutenir ma famille. J’ai d’autres regrets, mais c’est plus que ce qu’un homme ne peut supporter. Durant la nuit, vous êtes couché dans votre lit, en prison, et vous pensez à ce que vous avez perdu, ce que vous étiez, ce que vous auriez pu être, et vous regrettez… Le plus douloureux, c’est de savoir à quel point j’ai déçu mon épouse. Ça fait plus mal que tout le reste ».
Suite à quoi, il s’est levé et a tendu au journaliste une liste de ses dix-huit évasions. À la fin de celle-ci figurait un numéro 19… vide ! Le 29 mai 2004, Forrest Tucker s’éteint et parvint une dernière fois à franchir les murs d’une prison, sans plus jamais y revenir…