Titre : Lettre à une Noire
Auteur.ice.s : Françoise Ega
Edition : Folio
Date de parution : 20 février 2025
Genre du livre : Biographie
Françoise Ega écrit des lettres à Carolina. Carolina, c’est Carolina Maria de Jésus, une écrivaine brésilienne qui raconte ses conditions de vie dans une favela de Sao Paulo. Elles ne se connaissent pas, ne se connaitront jamais. Ses lettres, celles de Françoise, ne sont pas destinées à être lues, du moins pas par Carolina. Françoise Ega, née en Martinique, souhaite néanmoins, comme son modèle littéraire, parler d’une situation particulière dans laquelle elle va s’immerger : l’esclavage des Noires antillaises par les françaises et les français durant les années 1960.
Françoise Ega, ou Maméga comme elle écrit dans ses lettre, est une femme noire d’une quarantaine d’années, mère de plusieurs enfants, qui épousa un homme martiniquais en France après la seconde guerre mondiale. Après avoir entendu des récits divers sur les conditions de travail des bonnes, elle veut en avoir le cœur net : elle veut savoir à quel point les femmes françaises qui les engagent sont racistes. La réalité surpassera « ses attentes » : vu qu’elle est noire et antillaise, on ne lui donnera pas de noms, ou alors on lui donnera le nom de la femme qu’elle remplace (dans la logique d’« une Noire vaut une Noire »). Et ça, c’est seulement quand on daigne lui adresser la parole. On la fera travailler de manière indigne, inhumaine, sans aucun respect, parce qu’il fallait profiter de cette force noire, la vider de son jus, elles qui étaient plus résistantes et malléables que les bonnes Blanches, du moins c’est ce qu’on disait à l’époque.
Françoise Ega parle donc de ce racisme dégueulasse et ignoble, triste à en pleurer. Elle écrit des pages sur des femmes, ses patronnes, qui exercent tout leur pouvoir, le seul peut-être qu’elles ont, dans leur cuisine et leur appartement marseillais, sur cet être à leur merci. Sauf que Françoise Ega, si elle est consciente que son corps en prend un sacré coup, n’est pas dupe. Et c’est là que ce livre est absolument extraordinaire. L’écrivaine nous livre ses impressions, durant une grosse année, autour de 1963 et la distance comique qu’elle prend avec celles qui pensent la forcer à travailler. Si elle se laisse mener à la baguette, en jouant le jeu de la « bonne » Noire, avec des « Oui, Madame », « À votre service, Madame », au fond d’elle-même, Françoise Ega n’est que révolte, rage, foi et humour.
Alors, elle écrit à Carolina, une fois rentrée chez elle, ou dans les transports en commun. Parce qu’à la maison, elle doit s’occuper des enfants (la répartition des tâches étant fortement genrée) : des enfants, dont on ne connaîtra pas les prénoms, excepté celui de Jean-Pierre, mais qui sont pourtant à courir, jouer et s’amuser dans toutes les pages. Ils habitent à Marseille, et c’est son antre de paix : sa famille, cette maison excentrée, la nature. Elle a la foi, chrétienne mais aussi foi en l’écriture. Alors, entre ses divers travaux, elle écrit, écrit, même si elle n’y connait rien au monde de l’édition. La comédie et le tragique s’entremêlent à tout moment, la mort frappant là où l’on ne l’attend pas.
Lettres à une Noire, en plus d’être un très bon livre, est un document exceptionnel, d’une grande richesse. Il décrit une femme d’une énergie folle, dont le corps reçoit de nombreux coups mais qui résiste. Son écriture est très drôle et fine en même temps. Elle analyse les rapports humains, et n’est pas tendre non plus avec les Antillais qui cherchent à faire croire que tout est beau en France, en gommant de la carte toutes celles exploitées comme bonnes, qu’ils ne veulent pas voir. Ses lettres, qui regorgent d’humanité, tracent aussi le portrait magnifique d’une femme au grand cœur, qui, si elle vivait chichement avec sa famille, était aussi travaillée par sa conscience et sa culpabilité : elle offrait aux plus pauvres qu’elle ses services et son aide dès qu’elle pouvait.
Ce livre ne sera édité que deux ans après la mort de l’autrice en 1976, alors qu’elle n’avait qu’une cinquantaine d’années. Un de ses livres paraîtra néanmoins en 1966, « Le temps des madras », elle qui explique qu’elle faisait lire ses cahiers de notes à ses premiers lecteurs, ses enfants. Lettres à une Noire est un livre exemplaire parce qu’il retrace les discriminations liés au genre, à la race et à la classe. Il est tellement rare d’avoir un document écrit (et édité) par quelqu’un qui nettoie des escaliers et qui ne vient pas de la bourgeoisie ou du monde académique. Le nettoyage et les conditions de vie ouvrières, si elles ont été mues par un désir d’expérimenter, servaient aussi à mettre de l’eau dans l’épinard, dans son cas.
Il est à noter une choses étonnante, dans cette édition 2025. « Récit antillais » n’apparaît que sur la page de garde. Sur la couverture, il est indiqué que la préface est de Daniel Pennac. Un petit texte de deux ou trois pages, qui a l’air d’avoir été rédigé en une heure. Aucune mention de la postface d’Elsa Dorlin, bien plus intéressante, une quinzaine de pages très documentées, qui reprennent autant une analyse systémique de l’époque qu’une biographie de la militante révoltée qu’était Françoise Ega. Gageons que le nom de Dorlin apparaîtra directement sur la couverture pour la prochaine édition.