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    Les Mains sales au Théâtre des Martyrs

    De Jean-Paul Sartre, un spectacle de La Servante, mise en scène de Philippe Sireuil, avec France Bastoen, Itsik Elbaz, Thierry Hellin, Joan Mompart, Philippe Morand, Berdine Nusselder, Roland Vouilloz, Simon Wauters

    Du 4 au 28 novembre 2014 à 20h15 au Théâtre de la place des Martyrs

    Trois coups portés au portail d’une planque lancent, conformément à une tradition théâtrale, la représentation des Mains sales. Mais des coups de feu ont déjà été tirés auparavant et l’ombre d’un homme s’est déjà glissée sur la scène, petite parenthèse devançant la représentation et faisant une légère entorse à la tradition. De la même façon, la mise en scène de Philippe Sireuil, qui adapte l’univers de la pièce de Sartre sans pour autant lui faire violence, déchire le silence pour le remplir d’un cri résolument moderne et implacablement juste.

    Après deux ans passés en prison, Hugo Barine retrouve le groupe du Parti qui lui avait commandité d’assassiner le social-traître Hoederer accusé de pactiser avec l’ennemi. Il aura une nuit pour expliquer à Olga, sa camarade, ce qui s’est passé deux ans plus tôt afin qu’elle puisse décider si elle doit ouvrir les portes à ses bourreaux, ou s’il est récupérable. Hugo raconte alors son séjour auprès d’Hoederer où il lui servait de secrétaire dans le but de l’abattre. Mais le jeune intellectuel inexpérimenté pourra-t-il tirer de sang froid ?

    Le magnifique texte de Jean Paul Sartre explore en sept tableaux les liens qui unissent et désunissent l’Idéal de la politique quand ce dernier est confronté à la réalité. Si le personnage d’Hugo est un idéaliste intellectuel, il sert aveuglément une doctrine imposée par le Parti qui veut l’utiliser plutôt que de lui donner sa place. Alors qu’il était parti tuer un traître, il va découvrir une figure paternelle et un sentiment d’appartenance, lui qui était indigne aux yeux de son père et riche parmi les pauvres au sein du Parti. A travers Hugo, Sartre dresse le portrait de la politique et de ses rapports complexes à l’humain et ses idées.

    Les questions de l’engagement, des rapports entre Idéal et politique, de la manipulation, de la récupération et des illusions révolutionnaires sont concentrées dans le couple central de la pièce, Hugo et Jessica. Elle, femme-enfant, ne vit pas mais joue tout le temps, même à être sérieuse. Elle rêve comme il parle, tant « ils sont trop pareils ». Elle n’est qu’une autre version de lui qui pense trop, parle trop mais n’agit pas et brûle de mettre les mains dans la terre et le sang. Et quand il doit appuyer sur la gâchette, sa main tremble car Hoederer, l’autre, lui a montré sa faiblesse. De sang-froid, Hugo ne pourra pas le tuer : un lien trop fort s’est tissé entre ces deux-là, réconciliés par le regard qui empêche la pulsion d’anéantissement de l’autre.

    Il est difficile de gérer la richesse d’un texte si verbal que celui des Mains sales et de le rendre scénique et mobile. Les sept tableaux sont en effet des mini huis clos qui abritent de longues discussions philosophiques, n’offrant pas énormément de place pour le geste, justement ce à quoi Hugo aspire. Qu’à cela ne tienne, Philippe Sireuil manie le texte de Sartre avec fougue, précision et maestria. Les personnages occupent l’espace avec une mobilité subtilement millimétrée et incroyablement naturelle : ils prennent possession de l’espace, une cage de scène tapissée de la carte d’un pays imaginaire, le transforment au fur et à mesure des tableaux, et y jouent leur rôle avec une spontanéité incroyable.

    La mise en scène, presque picturale, est une chorégraphie tant au niveau du ballet du décor que de la lumière qui illumine et dissimule à la fois, dirige le regard pour se métamorphoser au rythme des allers et venues des comédiens. Philippe Sireuil veut rendre son propos universel et plutôt que de choisir la voie, entendue, du minimalisme, il opte pour le « sur-référencement ». En y apportant des éléments aussi variés que contradictoires il nous lance dans toutes les directions, brouille les pistes et touche à l’essence du propos sartrien, presque au mythe.

    Nous ne sommes pas en ex-URSS bien que la faucille et le marteau veillent sur le bureau ; ni dans la Russie contemporaine, bien que les gardes du corps soient habillés en Pussy Riots ; ni pendant la Deuxième Guerre Mondiale, bien qu’on y parle de Gestapo, ni dans notre Occident actuel, bien que des actrices portent des pantoufles à tête d’ours. Et ces jouets électroniques, que viennent-ils faire posés sur un bureau d’un membre du parti communiste ?

    Nous ne sommes plus nulle part tant nous sommes partout à la fois, tant tous les costumes se rapportent à des époques et des styles différents. Le plus bel exemple en est le défilé de robes et costumes auquel se prêtent Jessica et Hugo et qui passent des années 50 à nos jours. Cette « universalité » est relayée par des inter-scènes habillés de projections saturées en couleur et qui font référence à différents contextes socio-historiques. Ce procédé devient superflu, voire inutile, tant tout est si magnifiquement traduit dans le jeu des acteurs et la scénographie.

    Et le plus merveilleux dans tout ça, c’est que le tout est d’une fluidité merveilleuse, peut-être grâce au brillant jeu d’acteurs. Là où on aurait pu craindre une production lourde et indigeste, le grave se mêle à la légèreté, le drame aux rires, le classique au moderne. Le rêve et l’intellect se donnent la main et s’invitent à danser l’espace de deux heures trente. Ils joueront à être sérieux, peut-être le seront-ils, qui sait ? Un peu comme Hugo et Jessica, ces deux amants criminels à moins qu’ils ne soient les Justes dans cette histoire.

    Mathieu Pereira
    Mathieu Pereira
    Journaliste

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