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    “Les Fantômes”, déjà mort

    Les Fantômes
    de Jonathan Millet
    Drame, Thriller
    Avec Adam Bessa, Tawfeek Barhom, Julia Franz Richter
    Sortie en salles le 21 août 2024

    Jeune réalisateur dont Les Fantômes est le premier film de fiction, Jonathan Millet est d’abord passé par le documentaire. Il s’est notamment intéressé aux questions migratoires, pour lesquelles il filme et se documente minutieusement plusieurs années durant, guidé par le désir de raconter l’exil à une échelle humaine et individuelle. De ce long travail de recherche, il tire la matière première d’un film d’une élégante sobriété qui transcende son ancrage social par la sensualité de sa mise en scène. 

    Le cadre est celui d’un film d’espionnage : réfugié syrien, Hamid est membre d’une cellule secrète qui traque les criminels de guerre du régime al-Hassad cachés en Europe. À Strasbourg, il croit reconnaitre le visage de son bourreau. S’il épouse les codes du genre (identités d’emprunts, interrogatoires, filatures), Les Fantômes se démarque par l’écriture de son personnage principal dont le double statut de victime et d’enquêteur fait la singularité. Emprisonné dans un camp dont on ne verra rien, son dos porte les marques de tortures répétées, manifestations visibles d’un traumatisme psychologique profond. Cette chasse à l’homme est alors pour lui autant question de justice collective que de réparation personnelle, et envahit peu à peu tout son espace mental, l’isolant du monde qui l’entoure. Mutique, solitaire, Hamid traverse la vie comme un fantôme, ce que laissait déjà présager la réplique d’un soldat à un autre lors du prologue, où des détenus étaient relâchés en plein désert : « celui-ci est déjà mort ».

    Cette nature spectrale, le cinéaste la prend en charge par un passionnant travail de design sonore. Tantôt étouffés, reléguant le personnage à une prison mentale cotonneuse, tantôt stridents, comme une vieille blessure qui se réveille sans crier gare, les sons du monde extérieur ne lui parviennent qu’altérés par les souvenirs inscrits dans sa chair. À leur diapason, les répliques doucement murmurées dans un français fragile par Adama Bessa, corps longiligne et regard brumeux, laissent poindre, sous l’enveloppe livide du personnage, un abîme de désolation qu’il est impossible de contempler en face. De cette violence qui n’advient jamais, nous ne percevons que des bribes qui finissent par remplir le paysage sonore d’Hamid, qui, prostré, écouteurs vissés dans les oreilles, se repasse en boucle les témoignages insoutenables des victimes de son tortionnaire.

    L’incommunicabilité du mal qui ronge le personnage d’Hamid, Millet la met à nue dans des séquences de jeu vidéo en ligne où se retrouvent les membres de la cellule secrète, qui mettent en scène un soldat arpentant des villes devenues ruines, abattant de rares ennemis sur sa course : déracinement, déréalisation, pixellisation de la mémoire. Les mots impuissants, c’est la mise en scène des corps qui se fait le relais de cette douleur. Car la mémoire du corps est infaillible : c’est la main du bourreau, secouées d’incontrôlables contractures coupables, son odeur, le rythme de ses pas, qui le confondent. Une idée de cinéma, incarnée dans la scène acmé du film, à savoir un repas partagé par Hamid et le criminel. Filmée dans un contre-champ très simple, qui figure à merveille le duel à l’œuvre, la séquence se joue à deux niveaux : celui du langage et celui du corps. L’un est trompeur, sournois, déceptif ; l’autre, inconscient, direct, révélateur. Jusque dans la manière de manger ou de s’en abstenir, les corps dévorants ou dévorés n’oublient rien. Et si ceux des coupables finiront forcément par les trahir, ceux des victimes nous rappellent qu’un horizon de réparation charnel, vivant, attend les fantômes.

    Arthur Bouet
    Arthur Bouet
    Journaliste

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