Titre : Le Tiers Pays
Auteur.ice.s : Karina Sainz Borgo
Edition : Folio
Date de parution : 20 mars 2025
Genre du livre : Roman
Karina Sainz Borgo commence son livre par une rencontre entre deux femmes : Angustias et Visitación Salazar. Angustias est accompagnée de son mari, malade, qui est plus un poids qu’une aide véritable, et de leurs deux enfants. Sauf que ceux-ci sont morts, très jeunes, vu que leurs corps inertes tiennent dans des boîtes. Ces boîtes, Angustias les remet à Visitación, connue dans la région pour enterrer les morts dans le Tiers Pays, une zone de non-lieu devenue un cimetière non-officiel, objet de luttes de pouvoir.
Le ton du roman est donné avant même sa première phrase (« Je suis arrivée à Mezquite à force de chercher Visitación Salazar, la femme qui a donné une sépulture à mes enfants et m’a appris à enterrer ceux des autres »). Avant cette phrase, donc, en avant-propos sont cités d’autres mots : des mots de Juan Rulfo, considéré comme un grand écrivain latino-américain, de Sophocle et d’Homère. La direction est claire, Sainz Borgo souhaite classer son récit dans le registre de la mythologie et de la tragédie grecque.
L’état du monde qu’elle décrit est pitoyable, et le mot en lui-même n’est pas assez fort. Sans nommer de pays latino précis, elle qui vient du Venezuela, elle présente un lieu d’émigrations et de passages, mais surtout un endroit où mourir. La drogue règne, les jeunes filles se prostituent, les mafieux mettent les politiques au pouvoir, les hôpitaux sont des mouroirs, les femmes enceintes accouchent toutes dans la douleur, la confiance n’existe plus, n’a peut-être jamais existé. La mort va arriver, très vite, et pas avec une simple balle dans le cou. Les chiens sont affamés, laissés affamés pour pouvoir mieux tuer. Les coqs ont des becs aiguisés, les humains attendent leur tour en les regardant se battre.
En dehors du fait qu’il faut avoir une certaine énergie ainsi qu’une envie de se plonger dans un roman sans une once d’espoir, on peut se sentir exclu émotionnellement de ce qui y est raconté. À vouloir créer de la tragédie, Karina Sainz Borgo bâtît son livre sur des archétypes : le politique véreux repenti, le mafieux très méchant, l’homme de main timbré, etc. Angustias se retrouve très vite sans enfants, sans mari. Elle prendra la décision de rester auprès de Visitación, auprès de ses deux garçons enterrés. La rugosité des cœurs, malgré le fait que les conversations soient agréables à lire et bien retranscrites, laisse peu de place à l’empathie, dans un monde où le vivant est très éphémère et la psychologie des personnages peu fouillée ou caractérisée.
Il reste néanmoins ce beau personnage mythique qu’est Visitación Salazar, femme noire aux formes affriolantes, la soixantaine, qui s’amuse des hommes qu’elle choisit pour mettre dans son lit, cheffe autoproclamée du Tiers Pays, cible des groupuscules armés qui contrôlent la région et qui aimeraient faire de ce cimetière leur territoire. C’est une femme pleine de vie, mère de quatre enfants, dont deux déjà morts, autoritaire, forte, bornée, adorant la religion chrétienne et qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. Sa vie sera dévouée aux morts, à ceux qu’elle souhaite voir mourir dignement enterrés, ce sera sa tâche, sa quête, sa raison d’être sur cette Terre.
Le Tiers Pays déroule cette tragédie entre une narration à la première personne, celle menée par Angustias, conduisant le fil narratif, et celle racontée à la troisième personne, détaillant les actions du politicien Aurelio Ortiz, qu’on aurait aimé moins monolithique et plus complexe dans son trajet personnel jusqu’à sa repentance finale. Angustias fera son deuil dans ce cimetière alors qu’elle deviendra mère autrement, à distance, d’une jeune fille vendant ses services sexuels (sans se protéger évidemment) pour survivre, Consuelo. Parmi le désastre humain et l’absence total d’espoir, un fil ténu persiste, une alliance intergénérationnelle fragile entre femmes.