Dix créations, à peu près autant de reprises ou d’accueils, trois « insolites » et deux focus, l’un initiatique et l’autre centré sur le personnage de Figaro. La saison 2024/2025 s’annonce riche et haute en couleurs.
Axel De Booseré et Maggy Jacot (Compagnie Pop-Up) ouvrent la saison avec une création signée Mireille Bailly. Par la magie, la danse et la musique, « Oskar et Bianca » nous emmènent, entre rires et larmes, d’une chambre d’hôpital à une scène de music-hall, sur le fil douloureux de la fin de vie. Trois filles désemparées se retrouvent au chevet de leur mère bientôt rejointe à l’hôpital par leur père Oskar. Anciens artistes de music-hall, le couple confronte leurs filles à leurs souvenirs, leurs regrets, et leur incapacité à gérer la vieillesse de leurs parents.
Dans une chronique du XVIe siècle, Michael Kohlhass, honnête marchand de chevaux, victime de l’abus de pouvoir d’un baron local et d’une justice qui lui refuse réparation, cherche à se venger. Le dramaturge allemand Heinrich von Kleist s’en est inspiré pour rédigé un texte, adapté ici par Jean-Marie Piemme en « Pour rien au monde ». Sous des allures de conférence librement documentée, le metteur en scène Thibaut Wenger, et sa comparse Nina Blanc, incarnent et narrent l’histoire de Kohlhass qui prend la tête d’une révolte contre la loi arbitraire juridico-politique. Car sans le respect du droit, celui-ci n’est plus rien, dans une société qui n’est plus rien.
Après avoir essuyer les plâtres du Vilar rénové, « Des Estivantes », d’après Maxime Gorki, mis en scène par Georges Lini, fait escale dans la capitale. Pas moins de quatorze comédiennes et comédiens envahissent la scène telle une bande de jeunes (et de moins jeunes) amis venus faire la fête mais qui participeront à un véritable règlement de comptes. Si le texte original de Gorki, « Les Estivants » s’inscrivait dans la critique d’un ancien monde à la veille de la Révolution russe, la pièce, rebaptisée par le metteur en scène, se focalise sur la déconstruction du patriarcat.
Sophie Betz et la Cie Dérivation plongent dans les coulisses d’une petite fête privée et fortunée dont les musiciens baroques se voient refuser l’entrée par les vigiles, réduits à animer la soirée confinés sur le parking autour d’un micro. Donnant la parole à la précarité et la servitude, « Versailles », semi-opéra loufoque et politique, fleure bon le parfum de la révolution face à la gabegie outrancière de la jet-set.
Tout débute le jour où Agnès Guignard reçoit des mains de sa mère Anna un cahier d’école dans lequel celle-ci a retranscrit le récit de vie d’Hagop, le grand-père d’Agnès, fantomatique, réfugié arménien, fuyant l’empire Ottoman dans les années 20. Commence alors pour l’actrice et autrice de « Pieds nus » (votke bobik), le trajet du saumon, celui qui remonte la rivière où il est né. Elle s’approprie aujourd’hui ce récit de transmission en le portant dans son propre langage, celui du théâtre.
Héritiers plus ou moins lointains du Cantastorie, figure du folklore sicilien, trois actrices et acteur (Jessica Fanhan, Berdine Nusselder, Pietro Pizzuti) donnent voix à Girolamo Santocono, débarqué à l’âge de 5 ans avec des milliers d’autres Italiens dans une cité minière du Hainaut. « Rue des Italiens » nous invite à l’école de la vie d’un enfant de l’immigration, ballotté entre les joies et soucis des adultes, les événements marquants de l’histoire ouvrière, et les bosses aux genoux et au cœur que provoque la différence – mais aussi le racisme.
Jeanne Dandoy adapte « Rebecca », le roman de Daphné du Maurier et le thriller hypnotique d’Alfred Hitchcock. Une jeune dame de compagnie d’une rentière désagréable tombe sous le charme de Maxim de Winter, riche et ténébreux veuf, plus âgé qu’elle. Il l’épouse et la ramène dans son imposant manoir où plane toujours l’ombre de sa défunte épouse, Rebecca, la parfaite. Le spectacle brasse les références traditionnelles du merveilleux dans un thriller pop décalé, où une Cendrillon un peu godiche reprendrait le contrôle de sa vie.
« Peut-on encore mourir d’amour ? », est-il possible, en 2024, de vivre des histoires d’amour très romantiques mais aussi égalitaires et libérées des normes? Ophélie, archétype de la romantique, rêve de se noyer dans l’amour qu’elle porte à son nouveau copain, tandis que Judith, sa colocataire célibataire et rationnelle, se méfie des sentiments. Entre les deux, dans une écriture réaliste et drôle, les interrogations, les anecdotes personnelles, les références à des films ou des livres fusent dans un questionnement que les deux comédiennes, Lisa Cogniaux et Stéphanie Goemaere, partagent sur l’amour et ses enjeux contemporains.
Pour la troisième et dernière saison, Jeanne Dandoy, Pauline d’Ollone et Jean-Baptiste Delcourt sont artistes partenaires du Théâtre des Martyrs. Ce dernier présente « L’abattoir de verre » qui tourne autour d’une libre adaptation d’« Elizabeth Costello », ainsi que de trois nouvelles tirées de « L’Abattoir de verre » de John Maxwell Coetzee, prix Nobel de littérature en 2003. C’est l’histoire d’une romancière célèbre, qui va risquer sa renommée, sa postérité, sa position académique et jusqu’à son équilibre personnel et familial, en embrassant résolument le parti des animaux.
On retrouve également Jean-Baptiste Delcourt à la mise en scène de « Girls and Boys » qui nous entraîne sur un chemin a priori joyeusement banal : une rencontre amoureuse dans une file d’attente, une carrière prometteuse dans la production de films, la naissance des enfants… L’écriture de Dennis Kelly fonctionne comme un thriller qui vire à l’horreur brutale, et n’épargne pas les rôles que nous a assignés la société patriarcale. La mise en scène épurée et la scénographie se révèlent un écrin au jeu de France Bastoen, meilleure interprète aux Prix Maeterlinck de la Critique 2022. « Girls and Boys » est joué pour la quatrième année consécutive. Sans doute les dernières dates.
Autre reprise, « Villa », de Guillermo Calderón mis en scène par Sarah Siré, se déroule au Chili, où trois femmes qui ne se connaissent pas doivent décider de l’avenir de la Villa Grimaldi, haut lieu de torture et d’extermination de la dictature de Pinochet. Mise en scène pour la première fois en français en novembre 2022 au Théâtre de la Vie, cette parole concrète et grinçante épuise les faits pour les dépasser, entrevoir un futur et donner une résonance au présent.
« Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis » est une satire pleine de l’humour féroce de Jean-Marie Piemme, mise en scène à la création par Philippe Sireuil et, ici, par Vincent Goethals. Comment un chien et son maître s’apprivoisent l’un l’autre pour tenter d’accomplir le grand défi de notre époque, celui de vivre ensemble.
L’art peut-il sauver le monde ? Cette question taraude depuis trente ans Michaël De Cock, actuel directeur artistique du KVS, l’institution théâtrale flamande à deux pas du Théâtre des Martyrs. Pour tenter d’y répondre, le conférencier nous entraîne dans un véritable road-movie où art et imagination ont une part royale. « Paris et miki » donne lieu à des discussions animées sur la « haute » et la « basse » culture entre l’homme de théâtre intellectuel et la « reine du selfie » (Paris Hilton), à l’une ou l’autre lecture de poèmes, et même à des chansons…
Après une trilogie sur la mécanique du profit et une conférence décalée sur l’impuissance du politique face au secteur financier, Françoise Bloch et le Zoo Théâtre poursuivent leur travail d’écriture scénique et de conscientisation rafraîchissante. Créé au Théâtre National en 2020, « Points de rupture » revient aujourd’hui dans un monde aux impasses de plus en plus criantes, écologique comme sociale, explorant ces moments où un être humain rompt avec le système dans lequel il est inscrit, afin de tracer une autre ligne.
Dans « Fin de partie », dystopie de Samuel Beckett, jouée pour la première fois en 1957, la fin du monde n’est jamais certaine, ou plutôt, le monde n’en finit pas de finir. Avec un soin porté au silence, à la qualité du geste et à la plénitude du mot, le metteur en scène Jacques Osinski a réinvité à ses côtés Denis Lavant, pour incarner le domestique et fils adoptif boiteux. Frédéric Leidgens dans le rôle du maître aveugle paraplégique forme avec lui un duo tragiquement clownesque, passant son temps à se chercher sans se trouver et incapable de se détacher l’un de l’autre.
« Phèdre ! » (avec un point d’admiration) est le premier volet d’une trilogie, avec « Giselle » et « Carmen », dans laquelle François Gremaud explore la représentation de la femme parfois archétypale du théâtre, de la danse et de l’opéra-comique. Bien que la pièce de Racine soit une tragédie, son unique protagoniste, Romain (Daroles) l’orateur, partage avec enthousiasme et humour son admiration pour un immense classique du théâtre.
Cette saison des Martyrs est ponctuée de nombreuses spécificités. Tout d’abord, le théâtre conserve le format des trois « Insolites » pour clôturer la saison, un format initié l’année dernière par Philippe Sireuil et pensé comme un focus sur des formes pluridisciplinaires (mêlant ici danse, cirque, théâtre, etc.). Cette année, ce sera donc « L’arbre à clous » (création de Dominique Hoodthooft) et deux reprises (« Ouragan » et « Plonger ») qui constituent les Insolites.
Le focus des « Vies en soi » de Patrick Corillon est également une belle exclusivité. Il s’agit d’un cycle de sept spectacles conçus par cet artiste plasticien et accompagnés par sept livres d’artistes. C’est la première fois que les sept spectacles (que Patrick Corillon définit comme des « récits initiatiques ») sont présentés ensemble dans un même lieu. Chaque récit explore un thème spécifique autour de la quête d’identité, et ce, en mêlant manipulation d’objets et diverses formes inspirées de différentes traditions orales (benshi, kamishibai, cantastories et boniments).
Enfin, il est pertinent de mentionner le focus Figaro (au mois d’avril). Il s’agit d’un pari un peu fou lancé par le Théâtre des Osses la saison dernière de programmer avec une même distribution et dans un même espace scénique, deux textes mettant en scène le personnage de Figaro : « Le barbier de Séville » de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (mis en scène par Anne Schwaller) et « Figaro divorce » d’Ödon von Horváth (mis en scène par Philippe Sireuil), deux textes écrits à presque deux cents ans de distance, le premier, dans les prémisses de la Révolution française, le second, à l’aube du cataclysme de le Seconde guerre mondiale.
Sur un plan plus pratique, les Martyrs aménagent les horaires des représentations en programmant celle du samedi à 18h00 afin de permettre à tous de profiter pleinement de leur soirée. Autre nouveauté, les représentations du mercredi voient s’appliquer la formule du « pay what you can » (payez ce que vous pouvez). Pour chaque spectacle, le spectateur a le choix entre plusieurs dont un est suggéré/souligné. Libre à lui de l’adapter en fonction de ses moyens ou de ses envies.
« Les rendez-vous bleus » ne sont pas une nouveauté mais il est essentiel de mettre en lumière une telle initiative. A côté de l’aide aux malentendants et de l’audio-description, le Théâtre des Martyrs adapte ses conditions d’accueil pour rendre le lieu et sa programmation accessible aux personnes autistes et à leurs aidants proches. Une fois par série de représentations, ces soirées sont organisées en partenariat avec le GAMP (Groupe d’Action qui dénonce le Manque de Places pour les personnes handicapées de grande dépendance) et prévoient différents aménagements (casques anti-bruit, mise à disposition d’une zone calme, possibilité d’entrer/sortir en salle durant la représentation, …). Le moindre n’étant pas d’annoncer ces rendez-vous auprès du public afin que la bienveillance aille au-delà personnel du théâtre et les artistes et touche l’ensemble des spectateurs présents en salle.
Site web : https://theatre-martyrs.be/