De Jean-Marie Piemme
Mise en scène de Vincent Goethals
Avec Thierry Hellin et Vincent Ozanon
Du 26 novembre au 8 décembre 2024
Au Théâtre des Martyrs
Le principe d’une langue vivante, c’est qu’elle vit. Après avoir enfoncé cette porte ouverte, il est concevable de se demander ce que signifie vivre pour une langue. N’en déplaise à quelque Académie ou aux médias qui s’en font les porte-paroles, une langue est vivante tant qu’elle évolue, tant qu’elle change. Et si on dit qu’elle vit, c’est parce qu’elle semble mener sa propre existence, elle bouge loin de savoir ce que les instances en pensent. On ne peut pas aller contre la marche d’une langue, elle appartient à tous ceux qui la parlent, et en bon propriétaire, on en fait bien ce qu’on veut. La limite ne se situe finalement que dans le fait qu’elle garde son rôle, la communication dans un groupe donné. Ainsi une même langue peut évoluer d’une certaine manière dans une certaine sphère d’influence et d’une autre ailleurs. Ainsi le québécois, ainsi le rap, ainsi un grand-père qui ne comprend pas la discussion de ses petits-enfants.
Une langue subit des changements dans l’espace et dans le temps. Et c’est sur cette question de temps qu’on pourrait passer une éternité à disserter. À partir de quand doit-on adapter un texte ? En soi, une grande partie des œuvres écrites avant la Révolution française ont été modernisées et ne sont que très peu éditées dans leurs versions originales qui seraient de toute façon illisibles pour une majorité. On connait bien le cas Rabelais, mais c’est aussi ce qui est arrivé aux textes de Voltaire, La Fontaine ou Molière (dont on est pourtant censé parler la langue). Il n’est pas rare non plus de modifier des œuvres du XIXe et du XXe siècle. Ainsi, Céline, Balzac ou Hugo voit régulièrement certaines de leurs formulations bouger afin de préserver le sens original au détriment des mots.
La conclusion est donc : pour qu’un message ne change pas, il faut que le texte évolue. Mais tout ce dont nous venons de parler concerne les œuvres en elle-même, les transformations s’opèrent sur le matériau originel. Doit-on garder les mêmes règles en ce qui concerne les adaptations ? Deux mondes semblent alors s’affronter, celui de l’audiovisuel et celui du théâtre. Le cinéma a adapté tout et n’importe quoi, de la littérature, de la bd, du théâtre, du jeu vidéo. Il a adapté des œuvres de toutes les époques, la majorité du temps, en actualisant le parler, même quand la mise en scène, les décors, les costumes paraissent être raccords avec les évènements représentés.
Au contraire, le théâtre semble très facilement moderniser cette mise en scène tout en se montrant très frileux en ce qui concerne les changements de textes. Peut-être que la réponse se trouve par là. Peut-être que la présence de la totalité des dialogues amène l’adaptation théâtrale à plus mettre en scène qu’adapter. Par cette absence de modification textuelle, un écart de sens se creuse au fur et à mesure des années entre ce qui a été écrit et ce qui est joué. Pour la faire simple, un auteur voulant repenser sa manière d’écrire en adoptant une langue moderne au début du siècle dernier sera vu comme dramaturge à la plume désuète par un spectateur néophyte. C’est plus ou moins ce qu’il se passe dans Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis.
Si la pièce a beau ne pas être bien vieille puisqu’elle n’a pas encore quarante ans, elle est écrite par un auteur ayant construit son langage et sa manière de s’exprimer dans les années quarante à soixante, une époque dont les archives télévisuelles et radiophoniques nous permettent d’affirmer que la manière de parler était absolument compréhensible, mais tout de même bien différente de la langue contemporaine. Cette distance se ressent.
L’expression est une donnée centrale du texte dont la principale originalité est de mêler des discours philosophiques ornés de mots savants à un argot cru reflétant la condition de vie des personnages, l’un plus ou moins SDF, l’autre, un chien errant. De cet alliage peu orthodoxe est censé naître humour, empathie et surtout une prise de conscience envers les sujets sociétaux que sont la précarité, la pollution et la domination d’élites intouchables sur une population impuissante. Problème, si les enjeux sociaux sont toujours les mêmes quarante ans après, le mélange ne prend plus vraiment puisque l’aspect moderne du texte ne l’est pour ainsi dire plus du tout.
Si on ajoute cette donnée au genre de l’absurde et à l’aspect clownesque de la pièce, on obtient un spectacle artificiel et hors du temps qui ne vient que renforcer l’image d’une modernité dépassée creusant un peu plus le fossé générationnel.