Scénario : Jean-Louis Tripp
Dessin : Jean-Louis Tripp
Éditeur : Casterman
Sortie : 11 mai 2022
Genre : Autobiographie, Roman graphique
À l’été 1976, sur les routes de Bretagne, en vacances avec sa famille, Jean-Louis Tripp, âgé de 18 ans, perd son petit frère, Gilles, 11 ans. Alors qu’il conduisait une roulotte et tenait celui-ci par la main, une voiture l’a fauché et commis un délit de fuite par la même occasion. Cet accident fut vécu comme un véritable traumatisme pour l’auteur, à raison, et la famille ne fut jamais plus complètement la même. C’est ce que raconte Le petit frère.
Perdre un proche fait partie de la vie. Quand la mort se fait « contre-nature », le choc et l’irréalité de la situation sont terribles. Une douleur partagée mais peu compréhensible par les amis, les collègues, concernés « de loin » par la situation. Jean-Louis Tripp, habitué à l’autobiographie (ses Extases, décrivant sa vie sexuelle, sont à lire et à mettre entre toutes les mains) a décidé, dans une BD qui s’est imposée à lui, de décrire ce vide intérieur, ces larmes, cette colère, ce trauma. À l’aide de ses proches, il est revenu en arrière et a interrogé cet évènement qui fut très longtemps mis sous silence, tabou, une impasse émotionnelle.
L’absence de mots et la puissance des regards
C’est un roman graphique magnifique qui dépeint très vite la situation en son centre. L’été, la chaleur, la joie de vivre du petit frère, l’accident, la fuite du chauffard, le sang qui coule sur la route, la mort. Jean-Louis Tripp dessine alors plus qu’il n’écrit : les visages ahuris, les yeux grands ouverts, les cris. Il reconstitue par les images l’immense tristesse envahissant la vie de cette famille.
Les grandes cases de ce livre bouleversant ne sont pas assez larges pour accueillir le poids qui envahit les cœurs. Les couleurs, noires et grisâtres, les traits hachés, les visages brouillés, les images de l’accident et de cette main qui lâche l’autre, ces flashs qui reviennent de manière répétitive, déformés, obligent à nous plonger dans ce tragique injuste et horrible. La veillée funéraire, point culminant du récit, dépeint les mots inutiles, l’absence d’une vie, les regards et les enlacements. Des dizaines de pages d’une humanité en deuil. Viendront ensuite le procès, la culpabilité, le renoncement ou/et la renaissance.
Des larmes sans pathos
Jean-Louis Tripp dessine la tristesse mais évite tout pathos. Les larmes sont nombreuses, les visages en pleurs, et nous pleurons avec, mais ces airs à la fois digne et sans concession cherchent à décrire avec justesse le sentiment de la perte. Le petit frère raconte aussi la recherche des souvenirs de l’auteur-protagoniste, le chemin entrepris avec le reste de sa famille, et surtout sa maman, pour remonter le fil du drame. Cette légère distanciations permet aussi de comprendre les ravages qu’un tel événement a eu et continue d’avoir, 45 ans après les faits, sur la mère, le père, et tous les membres proches.
Le petit frère est donc un roman d’une tristesse infinie et débordant d’humanité blessée. Même si on ne sera jamais à leur place, notre empathie est travaillée et on tourne les pages le cœur gros, très gros. On pense beaucoup à Gilles, à cette vie qu’il n’aura pas vécue, et à sa famille emmurée dans le silence, dans la dépression. Tenir cette BD en main permet néanmoins de lui rendre hommage, à ce gamin plein de fougue, de louer sa mémoire. Et lorsque les couleurs débarquent progressivement, que l’apaisement approche, les dessins se révèlent une passerelle, un remède, une nécessité.