L’exposition Le mystère Le Nain qui se tient au Louvre-Lens du 22 mars au 27 juin 2017 revêt une importance particulière pour ce musée satellite du Louvre, où foisonnent une multitude d’expérimentations au service d’une ouverture et une plus grande accessibilité à l’art. C’est également leur première exposition uniquement axée sur des peintures, puisque les autres combinaient plusieurs formes d’art. Sous le nom de Le Nain, il s’agissait de trois frères Louis, Antoine et Mathieu originaires de Laon. A l’image du message que cherche à faire passer le musée qui tente de marier à la fois l’excellence artistique et la conquête de publics différents, ils ont choisi de présenter cette exposition en abordant l’histoire de ces peintres sous forme de roman policier. Une dimension pédagogique a également été introduite par une alternance de salles d’exposition proprement dites avec des espaces de « respiration » qui incitent à une autre pratique de l’exposition.
Rien ne prédisposait ces trois frères à la peinture. En 1630, au plus fort du mouvement naturaliste, ils sont à Paris et vont connaitre un succès fulgurant. Ils se spécialisent très vite dans les scènes paysannes et passent pour des ovnis de la peinture française, utilisant une palette de coloris restreinte de brun, d’ocre et de gris avec chaque fois une couleur qui éclate, comme du rouge ou du vert-bouteille, par laquelle le peintre veut faire entrer le spectateur, de forcer son regard en l’aiguillant sur les détails. Le problème, c’est qu’il est difficile d’attribuer l’une ou l’autre œuvre à un des trois frères avec certitude, puisqu’ils signaient toujours « Le Nain » sans jamais spécifier de prénom.
Malgré leur immense succès, peu de leur tableaux ont survécu après leur période d’oubli et la redécouverte de leur art par Champfleury. Leur style s’inspire surtout de la peinture flamande nordique, notamment Bruegel, qui est caractérisé par les scènes paysannes auxquelles les frères apportent une dimension plus humaine. Mais avant de peindre des scènes paysannes, les frères Le Nain se sont d’abord essayés aux sujet classiques de la peinture du temps, c’est-à-dire des scènes allégoriques qui, même si elles répondent aux goûts de l’époque, n’en restent pas moins mystérieuses. Telle que l’Allégorie de la Victoire dont on ne comprend toujours pas la signification, cette toile soulève une succession d’hypothèses : là où les Américains voient une piété triomphant de l’hérésie, les Français y voient une allégorie très profane de la victoire. De plus, cette toile nous offre un indice sur comment fonctionnait leur atelier parce qu’une radiographie permet de voir qu’il y a un portrait sous la couche de peinture supérieure ce qui signifie que la toile a été réutilisée.
La dernière exposition qui fut consacrée aux frères Le Nain eut lieu au Grand Palais de Paris en 1978. Beaucoup de peintres ont recopié leur style et certaines toiles qui ont été redécouvertes leur ont été attribuées, tandis que d’autres ont été désauthentifiées. Leurs peintures allégoriques (il n’en subsiste que trois) se situent dans le prolongement du maniérisme.
Dans la seconde salle est exposé un tableau inachevé où l’on distingue que le travail de peinture s’est fait à plusieurs mains. En effet, les personnages ne sont pas tous figurés dans la même échelle, les tissus ne sont pas figurés de la même manière, les coloris sont différents. L’un des frères, que l’on suppose être Louis, a peint les têtes au centre de la composition tandis qu’un autre, probablement Mathieu, aurait tenté de terminer le tableau sans succès. Ici encore, on est face à une toile réutilisée puisqu’il y a un portrait sous la couche supérieure. L’exposition a pour but de répondre à la question de qui a fait quoi, d’attribuer une main à un tableau mais personne n’arrive à se mettre d’accord.
Des frères Le Nain, c’est Louis qui est considéré comme le génie, Antoine était spécialisé dans les portraits et les miniatures et Mathieu l’ambitieux créait des compositions historiques avec un grand nombre de personnages dans un style assez inégal et qui s’éloigne du naturalisme.
C’est un tableau peint sur cuivre que l’on découvre dans la troisième salle. L’éclairage en est Caravagesque, il nous transporte dans le monde de l’enfance avec humour par le biais du bambin qui nous fait entrer dans le tableau. On ressent les influences italiennes (ce tableau fut d’ailleurs un temps attribué au Caravage) et nordiques avec la scène du corps de garde très immobile. De ces influences mêlées, les frères Le Nain créent un art nouveau, définissent un style qui leur est propre et transforme durablement l’évolution de la peinture en France.
Les frères Le Nain s’essayent également à la peinture religieuse où l’on retrouve la composition typique et très classique avec la présence du registre céleste et du registre terrestre, mais l’on retrouve à nouveau leur style particulier qui se caractérise par un certain humour : les angelots qui ressemblent aux gavroches, beaucoup de naturalisme dans les personnages, des touches vibrantes de couleurs, des drapés soyeux et des jeux de textures et de couches très fines dans la représentation de la peau.
Dans la cinquième salle nous découvrons La Madeleine et Saint Jérôme qui fut retrouvée dans une brocante il y a moins de trois ans. En observant cette toile, on est ému par la vérité du personnage, la barbe qui rayonne de lumière obtenu par un artifice de coloriste, la vérité des rides et à nouveau l’introduction d’une couleur vive, le rouge.
Les scènes paysannes, les plus connues des frères Le Nain, se trouvent dans la salle suivante. L’équipe du musée a mis en place une application installée sur une tablette qui est disponible pour les visiteurs. Le but est de leur demander ce qu’ils voient pour se rapprocher au maximum de l’expérience du regard. Cela permettra d’identifier la manière de regarder et de définir les différentes modalités de lecture selon les visiteurs. L’expérience se prolongera le temps de l’exposition, puisqu’un autre parcours d’observation sera créé pour observer les éventuelles différences proposées par d’autres œuvres.
C’est le musée du Louvre qui conserve en son sein le plus grand nombre de peintures attribuées aux frères Le Nain avec 15 tableaux, les autres sont diversement réparties. On en trouve 4 à Londres, 2 au musée de l’Ermitage, un à Washington, un autre à San Francisco, etc. Cette rétrospective rassemble 75 œuvres des frères Le Nain.
Dans Intérieur paysan, chaque personnage semble avoir son monde intérieur, ils possèdent une épaisseur, une puissance,… une incommunicable expérience de l’être. On soulèvera également l’intemporalité des regards des personnages secondaires et cette unité extérieure du tableau l’action commune finissant par disparaître ne sollicitant pas l’œil. Cependant, lorsque l’on observe les détails, on s’aperçoit qu’il y a quelques incohérences. Par exemple, un bichon bolonais est représenté. Or, cette race de chien n’existait pas dans les intérieurs paysans, mais appartenait aux riches bourgeois. De la même manière, les paysans boivent dans des verres à pieds en cristal. La raison est que le peintre a restitué un univers paysan pour de riches commanditaires amoureux de la peinture du temps. Il y a beaucoup d’hypothèses quant à la nature et l’origine de leur succès, certains parlent d’un marché de la peinture qui explose, d’autres que ce naturalisme et cet éclairage opéré sur la population paysanne est le résultat d’une spiritualité nouvelle et à la naissance de nombreux mouvements de charité. D’autres encore, notamment aux Etats-Unis, veulent y voir des symboles religieux cachés, peut-être d’obédience protestante.
Ce qui est étonnant en visitant cette exposition, c’est la quasi absence de portraits. Les sources qui mentionnent l’art des frères Le Nain mettent l’accent sur leur talent de portraitiste. Il y a également des personnages, des modèles que l’on retrouve dans plusieurs tableaux comme certaines fleurs, animaux, objets, instruments de musique.
Dans la pièce suivante on remarque encore une caractéristique qui prouve que les frères Le Nain étaient en avance sur leur temps. En effet, mettre l’animal au centre d’une composition, en faire le sujet principal du tableau ne sera réellement « à la mode » que plus de 100 ans plus tard ! On remarque également que les coloris ont évolué vers des teintes plus crayeuses, ce qui symbolise en fait un basculement de style. Tel Picasso qui eut plusieurs périodes (période bleue, période rose, période cubiste, etc.), les frères Le Nain ont également vu leur style évoluer.
Nous entrons à présent dans le premier espace dit de « respiration » où l’on pose plusieurs questions, soulève quelques problèmes et lève un coin du voile sur le travail de l’historien de l’art. Tout d’abord, on attire l’attention du visiteur sur la question du portrait. On savait que les frères Le Nain étaient de grands portraitistes bien que l’on n’en ait pas conservés. Pourtant, certaines toiles présentes dans l’exposition ont montré qu’elle avait été réutilisées et que, sous la composition actuelle, se trouve en réalité un portrait. Cette pratique s’inscrit en fait dans la logique du marché : lorsqu’un tableau n’est pas vendu, on va le réutiliser. Ensuite, les outils mis à disposition du public permettent de comprendre comment les historiens de l’art procèdent pour acquérir du savoir sur les peintres du XVIIe siècle avec une analyse qui accompagne les archives, les musées, les gravures (certains tableaux ont en effet été gravés un siècle plus tard).
Nous poursuivons notre visite pour découvrir cette fois les tableaux qui ont attribués à Antoine. On tombe sur une miniature peinte sur cuivre qui fut découverte il y a à peine quelques semaines chez les descendants des frères Le Nain. Si les trois frères ont vécu ensemble, ils n’ont pas eu d’enfants mais leur quatrième frère bien. Pour retrouver ces derniers, les chercheurs ont dû fournir un véritable travail de généalogie.
Dans ce Portrait du comte d’Harcourt, l’un des plus grands généraux de Louis XIII, on peut observer le génie des détails d’Antoine ainsi que la finesse des traits exécutés.
On arrive ensuite au deuxième espace de « respiration » qui lui est axé sur les débats que suscitent les attributions ou dés-attributions des œuvres des frères Le Nain. Sont présents, un film qui retrace les différentes manières d’appréhender leurs œuvres, ainsi qu’un déroulé de copies exécutées par un peintre sur différents supports (cuivre, toile, bois) dans le but de laisser apparaitre les différentes couches de travail et le rendu selon la matière utilisée.
On arrive ensuite à la section dédiée à Mathieu l’ambitieux. Louis et Antoine sont morts en 1648 à trois jours d’intervalles, on suppose d’une maladie contagieuse. Mathieu leur survivra presque 30 ans puisqu’il décèdera à son tour en 1677. Il a tout fait pour s’élever socialement dans le but d’intégrer la noblesse. Son style est plus italien avec la présence de nombreux personnages, l’utilisation de coloris plus intenses, des contrastes de couleurs comme celui du rouge et du bleu, plus de désinvolture dans le trait, moins de naturalisme, il n’a pas le génie de son frère Louis pour la représentation. Ce qui fait qu’il est assez inégal dans sa production, des œuvres pour la plupart à caractère religieux qui expriment simplement une autre personnalité artistique.
Le reniement de Saint Pierre est la dernière œuvre des frères Le Nain acquise par le musée du Louvre pour la modique somme de 11 millions d’euros… Dans la même salle sont également exposé L’Atelier et Le Concert dont les couleurs ont été réalisées avec des pigments très coûteux. Par exemple : le bleu provient du lapis lazuli tandis que le rouge intense des cochenilles.
L’avant-dernière section de l’exposition est occupée par les œuvres des copieurs de frères Le Nain, qui leur furent un temps attribuées avant d’être définitivement – et après expertise – sorties de leur corpus. Ces copieurs ont reçu des noms de convention car il est impossible de les identifier sauf un, puisqu’il a signé son œuvre du nom de Jean Michelin. On trouve ainsi le maitre des Cortèges, le maître aux Béguins ou encore le maître des Jeux. Le niveau des faussaires était très élevé, le maître des cortèges parvint à convaincre Picasso !
Nous terminons par une salle qui propose de pousser plus loin la recherche en tentant de mettre un nom sur les plagieurs. Le but est surtout de faire comprendre, encore une fois, le travail de l’historien de l’art au public. Les attributions ne sont jamais faites à la légère : il y a d’abord l’expertise de l’œil du connaisseur, les analyses pratiquées sur l’épaisseur des couches. Par exemple, les Le Nain avaient un mode de préparation des couches de peinture constant. Dès lors, si l’analyse avec un autre tableau ne correspond pas, il y a peu de chance que l’oeuvre soit de leurs mains.
On a également l’exemple avec Le Christ chez Marthe et Marie, un tableau qui fut découvert récemment. Celui-ci fut retrouvé dans une petite église de Bretagne où elle trônait sagement en amont de l’autel, sans que personne ne sache qui en était le peintre !
L’exposition se conclut sur La tabagie, un chef-d’œuvre à deux mains. Cette toile pose la question de la collaboration entre les frères. On voit nettement dans les couches de peinture que la composition centrale a été effectuée par Louis qui laissa le tableau inachevé et que c’est ensuite Mathieu qui le compléta.
A noter également, la possibilité d’utiliser une « bulle immersive ». Cette bulle fait partie du matériel pédagogique complémentaire mis gratuitement à disposition du public du mercredi au dimanche à partir de 15h. C’est un outil qui entre parfaitement dans l’idée du musée interactif et permet en outre de faire le zoom sur une infinité de petits détails et ainsi apprendre à l’œil à appréhender autrement les œuvres d’art.
Pour conclure, Le mystère Le Nain est une exposition à ne pas manquer pour tous les amoureux du Grand siècle et de ces peintres qui connurent pourtant un succès fulgurant en leur temps mais sont malheureusement trop longtemps restés dans l’oubli.