De Rainer Werner Fassbinder, mise en scène de Ledicia Garcia, avec Elsa Guénot, Virginie Kaiser, Clément Longueville, Nicolas Mouzet Tagawa, Nicolas Patouraux, Eline Schumacher, Simon Vialle, Chloé Winkel et Ledicia Garcia
Du 13 au 24 janvier 2015 à 20h30 au Théâtre Océan Nord
Un groupe de jeunes pris par un ennui sidéral passent leurs jours à causer. L’arrivée d’un travailleur grec dans leur pauvre cité bavaroise va bouleverser le quotidien de ce microcosme. Plus viril, immigré et communiste : Jorgos dispose de tout ce qu’il faut pour émerger les peurs barbares et la frustration exacerbée des hommes de cette société ainsi que les désirs pulsionnels enfouis de ses femmes. Accusant le nouveau venu de tous les maux, ils oublient de se regarder dans le miroir et projettent sur lui leurs propres vices. La peur de l’autre et de la différence rend toute empathie impossible et sème la discorde entre ces habitants qui se plantent des couteaux dans le dos l’un de l’autre. Afin de regagner l’homogénéité du groupe et sa stabilité, Le Bouc doit être sacrifié.
Ledicia Garcia, jeune metteuse en scène diplômée de l’INSAS, décide pour sa première pièce professionnelle de retravailler Le Bouc : pièce théâtrale anonyme transformée par le grand réalisateur allemand Fassbinder en un chef d’œuvre cinématographique. Il n’est pas simple de s’attaquer, surtout pour une première mise en scène, à un Fassbinder. Entre le désir du nouveau et la nécessité de garder l’identité du classique, la pièce de Garcia perd ses repères et finit par boiter.
Le rôle du personnage principal Jorgos n’est pas incarné par un acteur. Garcia substitue à l’unité la théorie du rien ou du tout. Le personnage est anéanti par moments : on tape dans l’air comme si on le frappait et on répond à ses répliques comme si on l’écoutait. A l’autre extrême du fil, tous les acteurs deviennent Le Bouc à différents moments de la pièce. Il s’agit d’une innovation réussie et intéressante de la part de la menteuse en scène qui exprime par ce choix l’envie des habitants de devenir cet immigré grec qui fascine et excite les femmes et duquel les hommes sont jaloux. En n’étant personne, Le Bouc devient tout le monde. Cet autre différent, nous le sommes tous, au moins nous souhaitons l’être.
La scénographie de la mise en scène se restreint à deux éléments minimalistes : un grand parallélipède blanc auquel les personnages s’adossent, sur lequel ils dansent, et derrière lequel il se cachent ; et un rideau noir translucide en arrière plan qui divise l’espace scénique en deux. Derrière ce rideau se déroulent les différentes scènes qui sont supposées avoir lieu dans la maison d’hôte de l’immigré grec. Une caméra et des luminaires qui s’y allument lors du jeu servent à filmer ces scènes dont une partie nous est montrée simultanément sur le meuble blanc. Les autres personnages, n’étant pas supposés assister à ces scènes, restent devant le rideau comme si aucune autre action n’a lieu. La projection sur le meuble blanc souligne ainsi l’empathie du savoir spectatoriel par rapport aux savoirs des autres personnages sur scène. Une deuxième caméra est utilisée devant le rideau entre les mains des différents personnages, masculins ou féminins, qui jouent le rôle de Jorgos. Le rideau noir sert d’écran à ces scènes qui traduisent le point de vue du grec, unique élément concret de lui dont nous disposons.
Garcia ajoute une dimension spectaculaire au drame qu’est Le Bouc de Fassbinder. Des chansons modernes que les actrices chantent en live, ou d’autres sur lesquelles elles bougent les lèvres ou elles dansent, servent une triple fonction. Elles expriment une décontraction comique ou plutôt attractionnelle dans le drame du quotidien fassbinderien. Elles racontent aussi le propos de l’auteur par un choix intelligent de diverses chansons. Finalement, elles soulignent avec les différents costumes et accessoires utilisés l’atemporalité du bouc qui devient dès lors moderne.
Le trop plein d’éléments qu’utilise Garcia dans le but de faire une nouvelle adaptation de la pièce anonyme reste composé de pièces divergentes qui ne se collent pas et manquent d’homogénéité, de cellule matricielle. La simplicité du traitement filmique de Fassbinder, qui dégageait l’authenticité et la cruauté de son chef d’œuvre, est malheureusement remplacée par un surcadrage excessif d’éléments théâtraux qui lui enlèvent son identité. On perd le désespoir et la prostration que le film de Fassbinder dégageait en ses spectateurs, et que Wim Wenders avait résumé avec quelques mots : « Ce qu’il y a de cruel dans ce film, c’est que dans le moindre détail, le plaisir en est totalement absent. Le découpage fait penser à un téléspectateur qui, un samedi soir, passerait d’une chaîne à l’autre avec découragement et que chaque changement de chaîne rendrait plus furieux et plus triste. »
Si la nouvelle mise en scène du Bouc par Ledicia Garcia ne garde pas l’esprit que Fassbinder avait donné à son œuvre, elle arrive néanmoins à constituer un spectacle qui reflète toute la xénophobie de notre société actuelle.