Landfall, quand les individualités font le groupe

© Jean Poucet

D’Erika Zueneli en collaboration avec Olivier Renouf, avec Alice Bisotto, Benjamin Gisaro, Caterina Campo, Charly Simon, Clément Corrillon, Elisa Wery, Felix Rapela, Louis Affergan, Lola Cires et Matteo Renouf. Les 7 et 8 juin 2024 aux Brigittines, dans le cadre du TB² Festival.

Le spectacle sera repris le 12/10/2024 au Jacques Franck à Bruxelles, le 13/11/2024 au Centre Culturel d’Uccle, du 14 au 17/01/2025 au Vilar à Louvain-La-Neuve, les 11 et 12/04/2025 à Charleroi Danse et le 19/04/2025 au Delta à Namur.

Une femme court vers le public et s’immobilise au bord de la scène. Lorsqu’elle repart en courant, une autre prend sa place. Un homme arrive, elle quitte le plateau. Il en fait autant tandis que trois autres personnes y pénètrent. Deux autres s’y ajoutent puis la scène se vide au goutte à goutte.

Ce jeu de va et vient se poursuit au son de quelques notes de piano éparses. Le rituel est immuable, entrée côté jardin (à gauche), sortie côté cour. Entre les deux, une pose immobile, le regard fixe. Le plateau n’est jamais désert et est même, un moment, occupé par les dix interprètes. Mais aucun n’y reste vraiment longtemps.

Une musique plus élaborée et continue s’installe. Quelques signes montrent un changement dans les modalités de leur présence sur scène : deux danseuse et deux danseurs effectuent un petit saut pour prendre leur position, un homme adresse un regard à l’une de ses comparses, en sortant de scène, l’avant dernier marque un temps d’arrêt, se retourne et adresse un regard au dernier.

Femmes et hommes occupent à nouveau le plateau mais ils ne se présentent plus seulement face au public, droits, neutres, immobiles. Ils prennent la pose dans différentes attitudes alors que de petits mouvements, minimalistes, agitent les membres de certains. Le rythme s’accélère, ils s’affirment, prennent plus d’espace et déploient plus d’énergie dans leurs déplacements.

Une véritable gestuelle se développe, ils semblent prendre vie alors que certains d’entre eux gardent une pose figée. Petit à petit, des regards s’échangent, des mouvements sont partagés, des sorties de plateau se font de concert. Les interactions entre les danseuses et les danseurs sont plus fréquentes, plus franches, mieux synchronisées. Le décor sonore donne le tempo aux changements de tableaux qui défilent à toute allure.

Ils se retrouvent à dix sur scène, tous en mouvement. Quelques bribes de paroles fusent, une femme tient des propos inaudibles, incompréhensibles. Un autre prend la parole sans jamais vraiment terminer ses phrases. Il sort, revient et poursuit son laïus. A plusieurs, ils simulent comme un lancer d’objet, un homme et une femme s’enlacent sans se toucher physiquement. « Ici, c’est moi, voilà moi », affirme l’une des interprètes.

Des mains apparaissent de derrière la toile qui constitue l’unique décor en fond de scène avant de disparaître. Une voix parle de feux d’artifice, « fugaces comme le printemps », tandis que la musique évoque à coup de sifflets, une ambiance de carnaval. Des boulettes de pâte colorée jaillissent depuis la toile de fond, tandis l’on entend une musique de Chopin. L’un des pans de la toile s’affaisse, donnant à voir le lanceur de boulettes et l’une des interprètes qui joue au synthétiseur.

Tous reprennent possession de la scène, figés, le regard fixe à nouveau. L’une des danseuses entame des mouvements de bassin, sensuels, presque aguichants. Les autres l’imitent, tous dans le même mouvement, ils tournent sur eux-mêmes. Le mouvement est collectif mais sauf pour l’un qui reste dans un rythme différent, comme un électron libre.

La cohésion de l’ensemble s’exprime par la suite lorsque, tour à tour, une danseuse, un danseur, puis d’autres poussent un gémissement et feignent de s’évanouir. Tous, ou presque, se précipitent pour empêcher la personne de tomber au sol. La toile de fond de scène se détache complètement, tous les interprètes, sauf un, se glissent dessous et avancent vers le public comme une vague qui finit par engloutir le rescapé solitaire. Le groupe peut désormais affirmer son unité dans un final tout en énergie.

Le mot « Landfall » n’a pas vraiment d’équivalent en français, il peut se traduire par atterrissage pour un avion ou atterrage en termes maritimes. Il évoque le moment parfois désarçonnant, la sensation de déséquilibre, lorsque l’on reprend pied sur la terre ferme, après un vol ou une traversée. Entre l’immobilité et le mouvement, chacun se cherche un peu, zone, essaye de retrouver des repères, parfois de manière frénétique, saccadée.

Après plusieurs solo et duo, la danseuse et chorégraphe Erika Zueneli renoue avec les pièces de groupes réunissant ici dix interprètes issus du monde de la danse et mais aussi du théâtre et même une personne venant du cirque, avec pour point commun de belles formations en mouvement. Landfall prend dès lors des allures de métaphore dans laquelle tous les membres de l’ensemble sont différents, et affirment leur différence. Mais passant du solo à la pièce chorale, les individualités coexistent et se rassemblant pour constituer un groupe qui puise sa force dans sa diversité. Et on peut voir la confirmation de la justesse du projet dans le prix du meilleur spectacle toutes disciplines – théâtre, danse, cirque – confondues, attribué par le jury des prix Maeterlinck de la Critique en 2023.