auteur : Bertolt Brecht
édition : L’Arche
sortie : avril 2015
genre : photogrammes
Resté dans l’ombre du travail théâtrale de Bertolt Brecht, L’ABC de la Guerre est un ouvrage méconnu, souvent difficile à trouver. L’Arche corrige le tir et en propose une toute nouvelle édition. Plus encore qu’une chronique lucide de la Seconde Guerre mondiale, ou qu’une expérimentation photo-poétique, Brecht développe avec L’ABC un véritable manuel de survie de l’esprit critique face à la toute-puissance de l’information en image.
Ciseau et colle peuvent être les meilleurs alliés du poète. Dès les années 20, Brecht comprend l’importance du développement du photoreportage. Il nourrit ses carnets de coupures de presse et de photographies prélevées çà et là. Il les commente, les utilise comme sources d’inspiration pour ses pièces et s’efforce de lire à travers elles son époque.
Très tôt également, il en comprend le danger. Les photographies ont une force de conviction singulière, c’est pour cela d’ailleurs qu’on en gave les journaux. Or la presse majoritaire est aux mains des grands bourgeois, des bellicistes et autres prophètes politiques. Leur voix se fait entendre partout et grâce au photoreportage, elle peut désormais dicter le regard.
Au fil de ses recherches et alors que l’Europe s’apprête à rempiler pour une seconde guerre totale, 20 ans seulement après la première, Brecht entrevoit la possibilité d’utiliser ces images autrement. La bourgeoisie s’en sert comme d’une arme pour obscurcir les faits, il les utilisera pour les éclairer d’une lumière crue. Il créé alors le modèle du photo-épigramme ou photogramme.
Stratégie d’appropriation
Créer une nouvelle relation entre l’image et le texte, c’est là tout l’enjeu du photogramme. Les photographies prélevées par Brecht dans la presse sont présentées sur fond noir, assorties d’un quatrain (pages de droite). En regard, la légende originale, ou quelques éléments factuels (date, lieu, identité des protagonistes) figure sur fond blanc (pages de gauche).
Ce dispositif mobilise la poésie comme outil de dévoilement. Brecht a choisi le quatrain, une forme d’écriture simple, immédiatement musicale, facile d’accès pour tous. Cette légèreté n’élève rien à la force de frappe de ses vers, incisifs, ils cherchent l’os sans détour. C’est l’une des caractéristiques de l’épigramme. D’abord utilisée à des fins pratiques (dire ce qu’est une chose, à qui elle appartient…) sa forme évoluera pour devenir un art de la sentence qui frappe juste et fort.
Avec le photogramme, l’image sort de son rôle purement illustratif. Elle n’est plus le parent pauvre du texte qui en cadenassait le sens. À son tour, l’interprétation poétique ne trouve pas dans l’image un heureux prétexte pour s’envoler hors du réel. Le couple image / texte doit être embrassé d’un même regard. De même, dans la dynamique générale de l’ouvrage, esthétique et politique ne se laissent pas réduire l’une à l’autre, elles se renforcent pour s’accomplir ensemble.
Il s’agit d’en revenir à la vérité de l’instant photographié en le détournant de l’intention propagandiste dans laquelle il a d’abord été utilisé. Ces images que l’on nous donne (littéralement) à voir sans nous autoriser à en faire quoique ce soit d’autre. Brecht nous invite à nous les approprier, à les mettre en résonance avec la réalité sociale et politique qui est la nôtre. Investir la photo de presse, devient alors une discipline, une méthode pour ne pas s’épuiser sous le poids de la propagande dominante, et mieux encore pour y trouver toujours les moyens de préserver son esprit critique.
Regard-position
Dans le fond, Brecht s’est aperçu que l’on ne cachait rien, on exposait tout simplement le vrai dans la forme du faux. Les oppositions qu’il a rencontrées dans la publication de L’ABC le montrent assez. Alors que son ouvrage est achevé en 1945, il lui faudra attendre 10 ans. Même dans la nouvelle République Démocratique d’Allemagne qui l’accueille alors il est jugé trop pacifiste. Ce n’est qu’en 1954 et grâce à sa nomination à l’Académie des Art, qui le dispense de suivre les avis du comité de censure, qu’il parviendra à l’éditer. Comble, on reprocha à L’ABC le radicalisme politique tant des images que des vers. Les premières étaient pourtant parues dans la presse aux yeux de tous.
Les censeurs ont bien senti que ce n’était pas seulement les conflits abordés directement par Brecht dans L’ABC qui était dans sa ligne de mire, mais cette forme ultime de l’exploitation de l’homme par l’homme qu’est la guerre elle-même. Ainsi, L’ABC n’a pas seulement une valeur historique, c’est une méthode de lecture du monde qui nous entoure. Comme Brecht l’avait inscrit sur la grande poutre qui surplombait sa table de travail au Danemark, « La vérité est concrète ». Qu’importent les circonstances, un tas de morts est d’abord un tas de morts, avant d’être une victoire.
En 1956, quelques semaines avant sa mort et alors qu’il s’inquiétait de l’oubli progressif du fascisme qui 10 ans en arrière déchirait l’Europe, Brecht confiait à un ami qu’il voyait dans L’ABC de la guerre un outil indispensable à mettre à la portée de la jeunesse « dans les bibliothèques, les écoles, les maisons de la culture… » Au vu de ce qui se profile à l’horizon, peut-être ferions-nous mieux de lui rendre ce service…