La vie secrète des vieux, paysage amoureux au bord de la tombe

© Sybille Cornet

De Mohamed El Khatib. Avec, en alternance et en fonction de leur longévité, Annie Boisdenghien, Micheline Boussaingault, Marie-Louise Carlier, Chille Deman, Martine Devries, Jean-Pierre Dupuy, Yasmine Hadj Ali, Salimata Kamaté, Jacqueline Juin et Jean Paul Sidolle. Du 28 mai au 1er juin 2024 au Théâtre National, dans le cadre du KunstenFestivalDesArts. Et en juillet au Festival d’Avignon.

La lumière se fait sur le plateau dont le parquet évoque une salle de bal, tout comme la boule à facettes qui pend au plafond. Tandis que l’on pousse une femme en chaise roulante vers l’avant-scène, l’écran affiche un avertissement qui dit (en substance) : vu leur grand âge, les personnes qui participent au spectacle sont susceptibles, comme Dalida, de mourir sur scène. Et d’ajouter : si cela arrive, gardez votre calme, c’est préférable à mourir à l’Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, un home quoi, NDLR).

Jacqueline, 91 ans, est la doyenne des vieux qui monteront sur scène. Elle a été choisie pour ouvrir la pièce parce qu’elle « articule bien ». Et pour cause, Jacqueline Juin a été, durant plus de 35 années, journaliste politique à la RTBF, à l’époque où il n’y avait pas encore de F. D’emblée, elle donne le ton : « Même à mon âge, j’ai toujours envie, tous les jours, de faire l’amour ». Citant Alfred de Musset, elle salue cette simple et sublime union de ces deux êtres affreux et imparfaits. « Un moment de poésie dans ce moment de solitude. »

Les autres participants, tous affichant plus de 70 ans au compteur, viennent la rejoindre sur le plateau. L’un d’entre eux annonce prestement : « Je veux bien tout vous raconter mais je ne voudrais pas que mes enfants le sachent ». Annie, 82 ans, chirurgien, confie qu’elle ne voit pas de différence entre le désir à 20 ans et aujourd’hui et, même si elle n’a plus eu de rapport sexuel depuis vingt ans, elle trouve son bonheur dans la masturbation. Sali, 75 ans, explique qu’elle a retrouvé sa libido tardivement, « au moment de passer des bas de séduction, au bas de contention ». Elle précise qu’elle nique encore.

Les interprètes sont accompagnés sur le plateau par le metteur en scène, Mohamed El Khatib, qui distribue la parole, les dirige de manière informelle et ajoute, ça et là, commentaires, explications ou lecture de textes. Parti « à la rencontre de nos aîné·e·s, de nos ancien·ne·s, ou moins pudiquement de nos vieux et vieilles », il a filmé des pensionnaires d’Ehpad en France d’abord pour un projet filmique intitulé Le grand âge de l’amour. Celui-ci s’est élargi à la Belgique et transformé en un projet de théâtre documentaire qui est devenu La vie secrète des vieux.

Sur scène, neuf vieux, qui ne sont plus que huit (hommage est rendu à Georges, disparu cette année, mais qui sera bel et bien présent dans la pièce), et une aide-soignante, Yasmine, 35 ans, animatrice en Ehpad qui s’est mise au théâtre (et on ne peut que s’en féliciter). Considérant que la parole des personnes âgées est déjà amplement marginalisée, Mohamed El Khatib n’a pas voulu faire appel à des comédiens et comédiennes professionnels, préférant remettre ces personnes au centre de l’attention et leur laisser le soin d’exprimer leur vécu et, surtout, leurs désirs.

Tour à tour, chacun évoque sa première, ou sa dernière, expérience sexuelle ou amoureuse mais aussi d’autres aspects, parfois insoupçonnés, de l’amour au temps de l’arthrose. Les sujets ne manquent pas : l’homosexualité, découverte tardivement ou qui se transforme en polyamour, l’orgasme, le consentement, l’infidélité, réelle ou induite, de manière fortuite, par des troubles cognitifs, et le service d’assistance sexuelle pour le troisième âge, interdit en France parce qu’assimilé à de la prostitution.

La vie secrète des vieux aborde également, de façon frontale, le fait que les histoires d’amour et/ou la sexualité entre personnes âgées demeure encore aujourd’hui un tabou. Comme le dit la sociologue Rose-Marie Lagrave, citée dans la note de contexte, « les vieux sont censés être sexuellement rassasiés pour le restant de leurs jours, d’où le rejet d’une sexualité honteuse, cachée, réprimée et reléguée dans les coulisses de la société ».

Et lorsque ce regard social critique se mêle à des considérations liées à des questions d’héritage, il arrive que les histoires d’amour finissent mal. Ainsi, la pièce raconte, par le biais d’images d’archives, le cas de Anne rencontrée dans un Ehpad de La Rochelle, qui a mis fin à ses jours parce que les enfants de son amoureux, Jean-Claude, s’opposaient à leur idylle. « Aujourd’hui, ce ne sont plus les parents qui empêchent les enfants de s’aimer mais le contraire ».

La parole des interprètes est totalement libre, décomplexée, on appelle une chatte une chatte, et leur jeu surprenant. De deux choses l’une : soit ils sont passés maîtres dans l’art de feindre la surprise, soit ils découvrent vraiment les témoignages de leurs collègues sur scène. Dans une ambiance bon enfant, Mohamed El Khatib étaye un propos solide et pertinent par une suite de témoignages qui brille par un subtil dosage de vérités, d’émotions et d’humour.