D’Anton Tchekov, mise en scène de Thibaut Wenger, avec Jean-Pierre Basté, Mathieu Besnard, Nina Blanc, Olivier Bolzan, Marcel Delval, Pierre Giafferi, Francine Landrain, Marie Luçon, Hélène Rencurel, Claude Shmitz, Nathanaëlle Vandersmissen, Laetitia Yalon
Du 20 au 29 novembre 2014 à 20h30 au Théâtre Varia
« Quelle vérité ? Vous voyez ce qui est vrai, et ce qui ne l’est pas, moi on dirait que j’ai perdu la vue, je ne peux rien voir. Vous résolvez bravement toutes les questions importantes, mais dites-moi, mon petit, n’est- ce pas parce que vous êtes jeune et qu’aucune de ces questions ne vous a jamais fait souffrir ? Je suis née ici, ici ont vécu mon père et ma mère, mon grand-père, j’aime cette maison, sans la cerisaie je ne comprends pas ma vie… et s’il faut la vendre, alors qu’on me vende avec elle… »
La Cerisaie, la mélancolie d’un être, la latence d’une période achevée, une mélodie, une douleur, un fantôme, et encore plus.
La Cerisaie, une non organicité tchekovienne qui prend la forme du vivant, inspire du présent et expire du passé.
La Cerisaie, des souvenirs entremêlés de quelques arbres pourris qu’il faut détruire pour vivre.
La Cerisaie, quatre actes, douze personnages, et du non- dit.
La Cerisaie, des actions et des mots qui racontent autre chose.
Dans la chambre des enfants, entre un ancien placard où se sont marqués les rides de cent ans de secrets de famille, et une petite maisonnette enfantine qui ne s’éteint jamais, viennent se poser les souvenirs nomades des personnages qui retournent à leur Cerisaie. Dépassés par un passé où ils vivent toujours, la réalité pour eux épouse la forme d’un imaginaire, avec unique point d’ancrage la perte de leur chère cerisaie à cause des dettes. Ces retrouvailles avec l’enfance prennent fin, dans une brume nocturne, face à des questions existentielles qui contournent la vie et la mort, où chaque personnage semble dialoguer avec les autres alors qu’il est emprisonné dans une bulle de pensées et de sentiments. La causalité se perd complètement dans les gestes de l’amour et de la vie. Au sein de la tragédie de la perte, l’instant gagne en intensité : on danse, on fait des tours de magie, on rigole, on boit… et on s’effondre face à la réalité. Enfin, vaincus d’une guerre sans victoire, les membres de la famille quittent la cerisaie, qui va mourir vielle et oubliée avec un passé fauché.
Thibaut Wenger capte l’universalité et l’atemporalité de l’œuvre tchékovienne qu’il exprime dans sa mise en scène. Les personnages dissemblables, à différents âges et distinctes mentalités, s’habillent avec ce qui leur correspond et jouent comme ils sont composés. Ce qui peut passer pour une non homogénéité et un anachronisme est en réalité l’expression ultime de ce qu’est notre société, bizarrement la même que Tchekov décrit il y a cent ans : chacun vit ce qu’il est comme il l’est. Il suffit d’observer une grande réunion familiale pour y discerner l’esprit.
La voix de certains comédiens s’avère auto-suffisante pour dégager l’être que leur paraître dissimule. Les inflexions mélodiques de Lioubov, dont le timbre colle à la voix comme à la peau la couleur, sont capables de la déchirer et la régénérer par la simple vibration d’une singulière tension. Fiers, qu’il ne suffit pas de regarder quand il parle, prend les spectateurs à témoin à propos de leurs illusions perdues avec une voix proche de l’anéantissement qui fait frémir par les fardeaux qu’elle semble porter. Charlotte, quant à elle, s’affirme avec une voix encore plus éloquente que les paroles qu’elle véhicule.
Wenger nous rappelle constamment notre rôle de spectateur qui assiste à un spectacle de théâtre. D’ailleurs, c’est d’entre nous qu’émerge Lopakhine pour commencer la pièce. La scénographie divise l’espace en deux entités avec un rideau noir translucide qui laisse voir l’autre partie du monde, extension de ce qui se déroule devant le rideau. Ainsi, de par ce tissu qui ne se lève qu’au dernier acte, le spectateur est constamment rappelé à la nature du spectacle, et à la continuité ou le commencement d’un monde fictif. Plus loin, il ne manque pas d’utiliser ces personnages en tant que relais spectatoriels : il les pose sur un banc à l’extrémité de la scène, les assied sur des chaises au centre, ou les éparpille dans l’espace debout, rien que pour assister au déroulement des propos des autres personnages sans aucune intervention. La Cerisaie dépasse la notion théâtrale pour viser une métathéâtralité qui questionne la nature du théâtre et du jeu.
La Cerisaie, miroir de chacun, lui reflète ce qu’il cherche : des pensées pour ceux qui le souhaitent, des émotions pour ceux qui les fuient. Wegner peint en quelques heures, sur le plateau, le tableau d’une vie qui vaut la peine d’être vue.