Du 4 au 26 mai 2018 s’est tenu le Kunstenfestivaldesarts, un événement important pour les arts de la scène (théâtre, danse, performance, installation, etc.). L’occasion de découvrir de nombreuses pièces aussi innovantes que troublantes, et ainsi de vous partager nos coups de cœur et déceptions.
L’ouverture du festival se fait au Théâtre National, avec La reprise. Histoire(s) du théâtre (I), de Milo Rau. S’inspirant d’un fait divers sordide survenu en avril 2012, la pièce remue et n’hésite pas à bousculer le spectateur. Jamais de manière gratuite cependant, son metteur en scène se sert de cette tragédie pour décortiquer la violence, retourner à sa source et tenter de la comprendre. En utilisant un dispositif de caméras qui retransmettent en direct ce qui se passe sur scène, mais aussi en mêlant acteurs professionnels et amateurs, La reprise questionne à la fois notre rapport à la réalité ainsi qu’à sa retranscription au théâtre. Avec cette approche quasi documentaire, Milo Rau fait le choix d’une constatation juste, sans morale, qui n’empêche cependant pas l’émotion de naître. De poignants échos à l’œuvre de Wadji Mouawad ponctuent la pièce, dessinant l’image de l’homme qui cherche inlassablement à comprendre l’histoire au travers du souvenir passé. On retrouve également son questionnement sur le regard du public et sur sa capacité d’action. Comment raconter et comment transmettre l’histoire ? Milo Rau y répond avec une impressionnante proposition au traitement théâtral visionnaire.
Nous poursuivons avec Mitra, de Jorge Leon aux Halles de Schaerbeek. La pièce raconte l’histoire de la psychanalyste Mitra Kadivar accusée d’être folle et internée en Iran courant 2012. Le spectateur est immergé sur une scène créée et délimitée par des draps blancs, déjà investie par la performeuse Simone Aughterlony. Si le dispositif scénique utilise de nombreux médiums spectaculaires tel que la performance, la vidéo, le son et l’installation, le contenu se fait hésitant. À cela viennent s’ajouter des phrases répétitives, en leitmotiv. Elles donnent l’impression désarmante de se voir imposer un grand nombre d’informations, sans pour autant que l’on soit en mesure de réellement les comprendre nous-même. L’utilisation d’images d’hôpitaux psychiatriques ou bien de celle du performeur « fou » peinent alors à trouver une réelle justification et apparaissent déjà vues. Commençant de manière intrigante avec un sujet très fort, Mitra n’aura finalement pas été capable de captiver sur la durée. La faute incombe à un traitement hasardeux et parfois superficiel de son sujet ainsi qu’à des choix artistiques peu convaincants qui ne parviennent pas à exploiter pleinement l’affaire politique originelle.
Présenté au KVS, Unforetold de Sarah Vanhee se révèle être une performance efficace articulée autour du langage inventé par les enfants, et autour de leurs questionnements sur le monde. Dans un noir complet, ils dessinent leurs univers à l’aide de points lumineux et de sons insolites. La mise en scène poétique et précieuse offre une grande liberté à ceux que l’artiste surnomme « petits êtres ». Immersive, la pièce demande toutefois un certain investissement de la part du spectateur, que ce soit pour entrer au sein de l’œuvre, parfois un peu hermétique, où simplement pour se tenir éveillé face à la pénombre environnante. Saluons le parti pris audacieux de monter un spectacle avec uniquement des enfants qui n’ont pour la plupart jamais approché la scène. Cela leur donne ainsi la place et l’opportunité de s’exprimer, et de créer de par eux-mêmes.
Notre découverte du festival se poursuit avec l’œuvre du vidéaste Ismaïl Bahri, présentée au BOZAR. La première vidéo, qui interroge le temps et l’image, est très esthétique mais nous a laissé un peu impassible. Les deux suivantes, présentées sous forme de films documentaires, utilisent l’ironie de l’art à des fins sociales. L’artiste nous emporte dans ses trajets et nous permet d’écouter, de regarder et d’analyser différemment, en obstruant notre champ de vision. Ainsi, nous appréhendons autrement le paysage qui, bien que n’en étant pas un, nous ouvre de nouveaux prismes de vision. En guise de fil conducteur, nous retrouvons toujours un objet absurde : un morceau de papier ou bien un gobelet d’encre. Ce processus à première vue naïf permet de cristalliser des rencontres éphémères. Tandis que l’ombre et la lumière dessinent le monde extérieur, les voix des passants construisent le récit. Finalement, nous nous sommes tout de même demandé si la présence de ces vidéos ne serait pas plus poétique au sein d’une exposition, ou du moins dans un espace pensé et choisi qui nous aurait permis une liberté de déplacement et de temps, plutôt qu’au cinéma.
Nous retournons au KVS, pour y voir une pièce de Joris Lacoste et Pierre-Yves Macé. Nouveau volet de la série Encyclopédie de la parole, Suite n°3 ‘Europe’ choisit cette fois de s’attarder sur les mots qui dérangent, sur certains discours que l’on souhaiterait ne pas entendre. Entrecroisant des extraits issus de la radio, de la télévision, de youtube, et de discours politique, la pièce fait passer le spectateur du rire au choc avec une grande acuité, en lui permettant d’écouter et de comprendre des langages habituellement dissonants, sans pour autant les adoucir. Le procédé dénonce notamment le racisme, l’extrémisme, ainsi que les manigances politiques avec entre autre le trucage d’une commission grecque, tout en laissant de la place à des passages plus légers, voire carrément absurdes. Ils soulignent les phénomènes de mode créés par notre société de l’image et de l’argent, où captiver l’attention semble devenu primordial et nécessaire. Dans un décor épuré, le pianiste Denis Chouillet nous orchestre un récital de drôleries et d’horreurs au rythme musical des 26 langues européennes. Il est accompagné des performeurs Laurent Deleuil et Bianca Iannuzzi qui réussissent à jongler avec les genres et les humeurs de leurs divers rôles. Le traitement efficace du son, de l’image et du texte permet à la pièce de porter un regard juste sur notre société au débit de parole incessant. Joris Lacoste réussit ainsi à dessiner un portrait de l’Europe intelligent et percutant.
Nous continuons à la Raffinerie / Charleroi Danse avec W.i.t.c.h.e.s Constellation, une pièce de Latifa Laâbassi et Anna Colin, suivi d’une performance de Paul Maheke. La danseuse Latifa Laâbassi fait le choix d’une recherche sensorielle physique. Sur un fil, au bord de la transe, le ressenti est exalté à travers l’image historique de « la sorcière ». Si nous avons pu avoir accès à de précieux moments sur scène grâce à une esthétique recherchée, nous avons souvent regretté le manque d’échange avec l’espace et le public. De plus, l’arrivée d’un homme grimé aux mimes brusques, qui apparait comme une référence au théâtre nô, fut étrange et rebutante. Nous passons alors d’un univers introspectif à une image peu subtile qui fait perdre le sens de la pièce.
Paul Maheke assure la seconde moitié du double programme, avec son frère et sa sœur. À l’approche mitigée et parfois froide de Latifa Laâbassi, l’artiste a préféré une performance plus simple et plus ouverte. Sur scène : un trio constitué d’une lectrice, d’un danseur et d’un musicien accompagné de sa guitare électrique. Ils nous font face : le son crisse, le corps nous défie et la voix raconte. La pièce nous livre un conte dans le secret du bouche à oreille, instaurant une belle complicité avec le public.
La performance de Latifa Laâbassi a également donné lieu à un workshop sur la figure de la sorcière. L’opportunité de rencontrer un groupe étonnant et attachant, au cours d’une semaine de transmission, de partages et d’échanges de pratiques enrichissants. Si certains ont regretté que le sujet n’aie pas toujours été traité en profondeur, ou bien que certains aspects n’aient pas suffisamment été développés, les informations n’en ont pas moins été nombreuses. Différentes images de la sorcière ont ainsi été abordées, chacune avec leurs propres visions et leurs propres expériences, mêlant éco-féminisme, mouvement queer, alternatives au capitalisme, retour aux ancêtres ou à la spiritualité. Les discussions s’articulaient autour de la nécessité de défendre la différence, d’être soi-même et de redonner une place au « sensible ». En résumé, ce workshop, intéressant grâce à la richesse de son groupe, nous a permis de constater que la figure de la sorcière et les mouvements qui y sont liés prennent de plus en plus d’ampleur.
Le festival finit tout en douceur, avec Sanctuary de Carlos Casas. Au cœur de l’ancienne chapelle des Brigittines, l’artiste immerge les spectateurs allongés sur des coussins dans un univers sensoriel. Il nous emmène sur la route légendaire du cimetière des éléphants, à la découverte de ses paysages mystiques et de ses animaux. Pour ce faire, Carlos Casas réussit à coupler une dimension contemplative à une ambiance sonore puissante (à l’aide d’un dispositif innovant qui enregistre les infra-sons). Des jeux de lumières rythment l’espace-temps et nous transportent finalement en plein parcours intime, introspectif et méditatif. Sanctuary sublime l’image de l’animal, le son des feuilles, la lumière de l’eau, faisant résonner la nature avec l’homme. Un temps suspendu, dans lequel nous sommes libres de voyager au sein de nos propres imaginaires.
Cette année, le Kunstenfestivaldesarts a raisonné autour des arts documentaires, que ce soit par ses choix de sujets politiques, d’esthétismes ou par ses partis pris tel que travailler avec des amateurs. Un panel vaste et dense qui aura permis au public de découvrir des pièces très différentes. Si nous sommes restés sceptiques devant certaines, d’autres ont suscité de véritables emballements, à l’image d’Encyclopédie de la parole de Joris Lacoste ou d’Histoire du théâtre de Milo Rau.
Luna Luz Deshayes, Guillaume Limatola