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    Krzysztof Zanussi : « Rire à la blague pas drôle de son chef, c’est de la prostitution »

    Le réalisateur Krzysztof Zanussi était de passage à Bruxelles le 8 novembre dernier pour présenter son dernier film, Corps étranger à l’Institut polonais. Cet homme de 76 ans à qui l’on donne facilement dix de moins, d’une énergie toujours débordante a répondu à nos questions.

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    Comment vous est venue l’idée de ce film ?

    C’est difficile à expliquer… La création est toujours un peu mystérieuse et l’artiste est toujours un peu capricieux. En fait, j’avais écrit une pièce de théâtre qui avait été rachetée par la télévision. La mise en scène m’avait été confiée et j’ai donc réalisé quelque chose très proche du film pour la télévision.

    Cette histoire est inspirée de ma cousine qui a décidé d’arrêter sa vie pour devenir une religieuse. Cela m’a beaucoup frappé : comment est-ce possible et qu’est ce que cela provoque quand une femme bien éduquée, qui a du succès, qui travaille bien et qui est assez belle, qu’est ce qu’il se passe, pourquoi et comment devient-elle une fille de l’autre monde ? Comment se fait-elle qu’elle trouve que prier soit plus important que de travailler ?

    Ce fut donc un point de départ. Il y a aussi l’expérience que j’ai eu avec la nouvelle classe moyenne qui monte en Pologne et qui remplace l’ancienne intelligentsia. Cela provoque une réflexion critique, parce que l’intelligentsia était un élément typique de l’Europe centrale, de l’ancienne noblesse. Peu de gens se rendent compte qu’il y avait là une structure sociale absolument unique. Au XVIIIème siècle, la France avait 4% de noble et la Pologne 14%. Ce nombre très élevé était très démocratique dans un sens, car ces 14% de la population avaient tous les privilèges de la noblesse. Mais si cette grande noblesse existait réellement, ce n’était pas le cas formellement, puisque les titres aristocratiques ont été interdits dans la Pologne Royale. On pouvait utiliser son titre uniquement sur son propre territoire, tandis qu’à Varsovie on était « monsieur » et cela suffisait. Les princes Radziwill n’étaient pas des princes, seulement des serviteurs. Je dis cela parce que maintenant, l’ethos de l’intelligentsia se transfère dans l’ethos de la classe moyenne, beaucoup plus nombreuse. Mais cette dernière a un ethos beaucoup moins prométhéen. En effet, l’intelligentsia avait toujours cette particularité de devoir jouer un certain rôle : les nobles sont responsables pour les ordres. La classe moyenne s’est permise de se couper de son propre confort et c’est tout à fait différent.

    Alors j’observe que cela nous touche, et j’ai pensé que c’était le moment opportun de raconter cette histoire. Beaucoup de crimes surtout de l’époque Stalinienne n’ont pas été avoués par les coupables. Certains ont admis leur culpabilité ou exprimé des regrets, mais ce n’est pas le cas de beaucoup de personnes. En Russie, ce concept n’existe même pas. Avant-hier, j’étais à Kazan (ndlr : en Russie) et j’ai perdu beaucoup de temps à raconter ce qu’était Nuremberg et pourquoi après les grands crimes, il y a eu de grands procès. Or, sans cela, on ne peut pas se libérer du passé.

    Dans votre film, vous abordez deux questions. La première est la question du choix que l’individu a face à la vie et face à la société. Ce choix peut être moral ou religieux, ou même être celui de ne pas faire de choix du tout. Le second point est, il me semble, que ce film est très polonais. On y voit une société en transformation qui oscille entre tradition, religion et modernisme, une société ou le spectre communiste est encore présent. Finalement, quel message cherchiez-vous à faire passer ?

    Je refuse toujours de répondre à ce genre de questions, car si cela était si simple je n’aurais pas fait un film mais envoyé un SMS. Cependant, si c’est un portrait de la société que j’observe en ce moment, c’est déjà un message, c’est mon jugement dans lequel j’exprime cette déshumanisation qui arrive avec la technologie, la grande industrie et le grand argent ; un monde où on peut gagner des fortunes, être très bien payé, mais dans lequel les gens ne sont pas conscients de ce qu’ils risquent et peuvent perdre leur âme sans s’en rendre compte. Le régime précédent a bien camouflé cela, cela va graduellement, c’est très délicat, on ne note pas les moments quand quelqu’un se prive de sa propre personnalité, de sa propre dignité. Quand je vois les jeunes qui rient même si l’anecdote dite par leur chef n’est pas drôle, c’est déjà les premiers pas de la prostitution, ce sont déjà des condamnés, des gens sans dignité.

    Dans le film Ida (2013) de Pawlikowski, il est aussi question de choisir entre rentrer au couvent ou vivre. Il y a beaucoup de similitude entre vos deux films.

    Oui, mais chez Pawlikowski c’est une jeune femme qui n’a pratiquement pas le choix, c’est tragique et touchant. Dans mon film, c’est tout à fait le contraire, Kasia a le choix. Par contre, Pawlikowski a eu plus d’optimisme, car il a introduit l’autopunition de la femme coupable. Or, je sais, car j’ai connu cette dame, qu’elle n’a jamais admis et accepté sa culpabilité. Elle se considérait 100% innocente grâce à cette vision post-moderne dans laquelle il n’y a ni bon ni mal. Dans le même milieu, il y a aussi le professeur Bauman qui est soupçonné d’avoir commis des crimes de guerre, ce qu’il se refuse à admettre. Il n’a jamais fait d’excuses. Au contraire, il a dit que la lutte contre l’armée et les patriotes polonais était nécessaire et justifiée, car selon lui ils étaient des terroristes.

    Et que pensez-vous du film Aftermath (2012) de Władysław Pasikowski ?

    Je pense que son message et son intention sont complètement acceptables et justes. En ce qui concerne l’exécution artistique, c’est un film de genre, donc film qui n’admet pas de souplesse, tout est noir et blanc, tout est contrasté comme un film d’action. Mais cela falsifie l’atmosphère autour de cet événement. Par exemple, dans cette petite ville, tout le monde est unanime dans l’opposition, ce qui n’est ni profond ni réaliste. Les gens sont normalement divisés, il y a plus de souplesse. Quant à la crucifixion des protagonistes à la fin, c’est tout simplement de mauvais goût et peu satisfaisant.

    Corps étranger a été décrié dans la presse polonaise et internationale. On vous a accusé d’être antiféministe, anticommuniste, pro-catholique et au final le film n’a fait que peu d’entrées. Cela vous laisse-t-il un goût amer ?

    Oui sans doute, car c’est allé plus loin que ce que je l’aurais cru. Mais cela m’a donné l’illusion que je suis plus jeune que je ne le pensais (sourires). À l’étranger cela s’explique, c’est normal, certains festivals ont refusé de toucher ce film, car ils savaient que cela allait créer des discussions.

    Au vu de ces circonstances, si vous pouviez modifier quelque chose dans votre film, que changeriez-vous ?

    Le film est fini, j’ai tourné la page et je suis déjà passé à autre chose, un film qui s’appellera Ether. C’est une histoire faustienne qui se passe à la fin du XIXème, début du XXème en Galicie (ndlr : région d’Europe de l’Est entre la Pologne et l’Ukraine) : un homme pense que l’on n’a pas d’âme et finit par se rendre compte, mais trop tard, qu’il s’est trompé.

    Propos recueillis par Philippe Smolarski

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