Killers of the Flower Moon
de Martin Scorsese
Thriller, Drame, Historique
Avec Leonardo DiCaprio, Lily Gladstone, Robert De Niro
Sortie le 18 octobre 2023
C’est presque devenu une habitude, aller voir un Scorsese, ça prend du temps. Il faut, en effet, revenir plus de dix ans en arrière avec la sortie d’Hugo Cabret (2011) pour trouver un film du réalisateur italo-américain affichant une durée inférieure à trois heures. Killers of the Flower Moon ne déroge pas à la règle, flirtant, même, avec les 3h30. Raconter une histoire, c’est choisir la longueur qu’elle aura. Tout est résumable, tout est étirable. Cependant, quand on a la volonté de représenter l’impact de la découverte du pétrole sur une Nation amérindienne, le massacre qu’elle a subi suite à celle-ci et les procès qui ont découlé dudit massacre, on ne peut que difficilement faire plus court. Et pour cause, malgré ses 206 minutes, personne ne s’ennuie devant Killers of the Flower Moon.
Au centre du récit, Ernest Burkhart. Américain (très) moyen revenant tout juste d’une Europe exsangue et laissant son passé militaire derrière lui. Ernest part se faire embaucher chez son oncle dans l’Ouest sauvage. Mais cet Ouest sauvage ne l’est pas vraiment ou, du moins, pas pour les raisons qu’on pourrait le croire. Le territoire des Osages est, certes, en Terres indiennes, mais c’est une image bien loin de l’imaginaire de l’amérindien qui s’offre autant au spectateur qu’au protagoniste. En effet, au début du XXe siècle, ce peuple s’est considérablement enrichi grâce aux gisements pétroliers enfouis dans son sol. Lorsqu’Ernest arrive dans l’Oklahoma, c’est donc à de riches Amérindiens occidentalisés qu’il sert de chauffeurs. Et si l’Ouest est sauvage, ce n’est que par sa présence. Car la suite, c’est le terrible, et véridique, massacre des Osages commis par les Blancs, par Ernest, par son oncle et qui a pour but de rapatrier les opulentes terres dans le giron des « vrais américains ».
Le film oppose donc les Osages aux Blancs. Et bien que ce clivage s’atténue dans le privé du protagoniste, marie (et, fait rare, véritablement amoureux) d’une Osages, les deux camps semblent irréconciliables. De cette impossibilité à coexister, un parti est plus blâmable que l’autre. Si les Blancs ont épousé des Osages, ce n’est que pour leur soutirer leurs terres et les Amérindiens qui accueillent les colons à bras ouverts ne font qu’entrer le loup dans la bergerie. C’est, ici, le principal défaut du film : une opposition manichéenne des gentils aux méchants qui s’incarne dans des personnages n’évoluant pas ou peu, restant dans leurs logiques premières, avec leurs intentions premières. On peut ainsi s’étonner qu’un film d’une durée si longue propose des personnages aussi linéaires et un organigramme aussi rigide. Pourtant, il y a une raison à ces choix narratifs pauvres : derrière l’envie de raconter une histoire, il y a celle d’éveiller les consciences.
En effet, par cet affrontement du bien et du mal, il n’y a pas de volonté de questionner la situation, mais de montrer l’aberration de celle-ci. L’aberration de crimes racistes, l’aberration du traitement des locaux par les colons comme une synecdoque de l’épuration ethnique perpétrée par les Blancs. Sujet tabou s’il en est, ce qu’on peut aisément considérer comme un ethnocide prend, çà et là, des allures de génocide. Bien que ce dernier terme ne puisse être imputé à la totalité de la colonisation du continent américain, l’intentionnalité des agissements de la Nouvelle Nation américaine est claire : il y a eu désir d’éliminer. On parle alors plus d’ « actes génocidaires » quand les massacres n’étaient pas volonté d’État, mais, plutôt, des cabales populaires. Cependant, bien qu’il n’y ait pas eu de politique officielle commanditant ces opérations d’épuration (du moins au niveau fédéral) comme cela a pu être le cas des génocides du XXe siècle, la complaisance des gouvernements successifs engage la responsabilité de l’appareil étatique états-unien. Sujet tabou s’il en est, le possible génocide, assurément ethnocide couplé d’actes génocidaire est un gros caillou dans la chaussure des autoproclamés « soldats de la liberté et de la démocratie ». Ainsi, s’il n’y a pas de volonté de nuances dans le nouveau film de Martin Scorsese, c’est parce qu’il y a cette envie d’ouvrir les yeux et le débat, ce besoin que les États-Unis se regardent en face.
Cependant, ce long-métrage ne reste qu’un premier pas et donne plus à voir un western qu’un véritable film politique. Des termes comme génocide ou ethnocide n’y sont jamais employés (bien qu’ils eurent été anachroniques), mais le contexte même est beaucoup plus consensuel qu’il ne l’aurait été si le réalisateur avait choisi de représenter les Cherokees ou les Yukis. En effet, les Osages semblent être passés entre les mailles du filet pendant longtemps. Ayant revendu à bon prix leurs terres ancestrales pour en acheter une nouvelle plus à l’Ouest, ce peuple n’a pas connu, à proprement parlé, sa « Piste des Larmes » bien qu’il ait effectué plus ou moins le même trajet seulement quelques années après les déportations des multiples tribus depuis l’Est du Mississippi à ce qui s’est alors appelé le « Territoire Indien ». La période du massacre des Osages n’est pas non plus celle des principaux actes génocidaires qu’on fait terminer généralement en même temps que la Conquête de l’Ouest dans la deuxième moitié du XIXe siècle bien loin de là, en Californie. Ainsi, le terrible fait divers qui nous est raconté dans Killers of the Flower Moon ne fait pas partie intégrante de l’épuration ethnique, volontaire ou non, que l’Amérique du Nord a connue. Cependant, cette volonté purificatrice de la Nation américaine est limpide dans le long-métrage. Si les Osages sont visées par une série de meurtres (on parle ici de plusieurs dizaines de morts sur une période de seulement quelques années), c’est pour ce qu’ils sont : des Amérindiens. Qui plus est, des Amérindiens fortunés qui incarnent ce qu’il faut détruire et voler pour le colon raciste et cupide.
Aussi, alors que le film a pour ambition de faire justice à la Nation indienne, on peut clairement questionner le choix de Scorsese de prendre comme protagoniste un Blanc. Bien sûr, le personnage joué par Leonardo DiCaprio n’a rien de l’archétype du Sauveur Blanc arrivant au secours de pauvres opprimés ne pouvant agir par eux-mêmes. Bien sûr, Ernest Burkhart est le personnage ayant le plus de conflits, ce qui est l’apanage d’un bon protagoniste. Bien sûr, un pas énorme a été fait quand on sait que le livre éponyme duquel le film a été tiré prend comme personnage central l’agent du BOI résolvant l’enquête qu’est cette série de meurtres, Sauveur Blanc par excellence donc. Mais n’était-il pas quand même possible d’articuler le long-métrage autour d’un ou d’une native, d’incarner la réappropriation du combat, de donner à la lutte amérindienne un visage, un héros, un symbole ?