Dans son nouveau spectacle Cerise sur le ghetto, vu à l’Atelier Théâtre Jean Vilar, l’artiste polyvalent Sam Touzani revient sur son enfance et en particulier son rapport à un troublant père soliloque. Il livre dans ce one-man show, bien écrit et volontiers polémique, sa vérité par rapport a son questionnement identitaire et à la culpabilité de l’exil, avec une belle présence scénique. Nous l’avons rencontré pour faire le point sur son parcours, ses espoirs et son identité plurielle.
Qu’est-ce qui vous a amené à écrire ce spectacle ?
Je travaille depuis deux ans dessus. Pour la première fois à 50 ans, j’ai passé le cap et j’ai eu une fille. Cela a été un chamboulement. Du coup, dans l’écriture tout a été beaucoup plus ramassé, comme si tout se débloquait. Dans ce spectacle, j’ai voulu creuser comment on gère le rapport à l’exil et à la culpabilité, comprendre le non de ma mère et l’affaire du consulat [où sa mère et sa sœur ont été violentées]. Ce non a été constitutif : j’ai vu ma mère dire non à la répression et à la dictature et affirmer ses droits au sein de la famille.
Comment vivez-vous la cinquantaine et votre rapport à votre métier ?
Je n’ai pas vraiment eu de crise de la cinquantaine, peut-être que ça viendra. J’ai transformé mes crises en créations. La résilience a fonctionné chez moi, cela permet d’exorciser. J’ai fait une analyse de 20 ans. Pendant des années, j’ai pensé que je faisais ce métier la uniquement par passion. Je fais aussi ce métier en tant que thérapie. C’est évident mais je ne voulais pas me l’avouer. Ce métier me permet de mettre à distance, d’avoir du recul par rapport a son histoire personnelle, de réinterroger l’histoire des autres, la réalité et ce qui va bien ou pas. Cela m’a aidé à grandir. Je pense que cela a été une question de vie ou de mort pour moi de faire du théâtre et de danser, cela m’a complètement constitué. Cela m’a permis d’être un autre homme, au-delà des valeurs, des engagements politiques. Je me méfie énormément de l’idéologie.
Qu’avez-vous voulu dire sur l’exil et la culpabilité ?
Je le dis dans le spectacle : Je décidé de rompre avec la culpabilité et le non-dit. La question de l’exil mène à la culpabilité. Celui qui part est toujours considéré comme celui qui trahit parce qu’il ne revient pas, parce qu’il a quitté sa terre et les siens. Le mythe du retour est vite tombé dans les années 60 en Belgique et en France parce que les enfants sont nés et que le contexte d’ici était plus fort que celui de là-bas, qui était assez miséreux. Avec l’histoire du consulat, ma famille est rentrée dans l’opposition et a été très consciente de la réalité marocaine avec ses dérives et limites. On a combattu Hassan II à l’époque et son fils maintenant qui s’est enrichi et qui laisse le peuple dans la misère et enferme les rifains. Quand est-ce que ca va s’arrêter?
Ceux qui partent sur des embarcations de fortune dans la Méditerranée, à qui je rends hommage, ce sont des sub-sahariens et des marocains. Ce qui est fou, c’est que souvent les marocains du Maroc qui veulent partir et qui ont étudié, sont beaucoup plus ouverts que certains qui sont nés ici. Quelle régression et pourtant nous sommes dans un pays de droit qui offre toutes les opportunités, avec des soins de sante et l’éducation gratuite pour tous! Quelle chance. C’est pour ca que je fais dire a mon père a la fin du spectacle: « on a bien fait de venir ici, c’est bien la Belgique ». On n’entend pas assez dire par les gens de la première et deuxième génération que c’est bien la Belgique. Tout ne fonctionne pas ici, mais je pense que la meilleure des choses que mes parents aient faite, c’est de venir en Belgique. Je vois bien dans ma famille restée au Maroc à quel point cette société est schizophrène. Mais il y a eu plein de ratés chez nous aussi, car ce n’est pas parce que tu sais, que tu comprends, que ça va fonctionner, ce serait trop facile.
Comment est votre rapport à la communauté marocaine en Belgique ?
Quand j’ai dit la première fois, il y a 20 ans que je suis un libre penseur et que je ne croyais pas en dieu, mes affiches ont été arrachées et j’avais 50 mecs qui m’attendaient a la sortie. Il faut gérer tout ca.
Dans la communauté dite arabo-musulmane ou marocaine, la liberté individuelle est pratiquement néante. C’est le collectif qui gère : c’est le qu’en dira t-on ou le con qui le dira… On vit en mettant un masque en fonction des autres. C’est terrible pour moi qui suit un amoureux de la liberté et ça ne pouvait pas fonctionner avec Allah qui déteste tout ce que j’aime: le vin, la danse, le théâtre, la littérature. Je ne fonctionne pas avec des interdits.
Mais je ne fais pas une confusion entre le rejet total du dogme islamique et la culture et civilisation berbéro-arabe. Je me revendique issue de cette civilisation qui est une belle et grande civilisation qui n’a rien à voir avec le culte islamique. J’aime bien les sociologues, les poètes arabes contemporains du Maghreb et la culture orientale qui fait partie de mon héritage. Je compose mon identité, qui est quelque chose plurielle, de mouvant qui n’est pas un bloc monolithique. C’est difficile de le faire comprendre, car souvent les gens disent « si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous et si tu nous critiques, tu nous salis ». Mais ce qu’on oublie, c’est que le vrai respect des hommes et des femmes, c’est aussi le respect de leurs idées. J’ai le droit de critiquer, de ne pas être d’accord avec toi, ce sont mes idées. Il y a une confusion énorme parce qu’il n’y a pas de culture démocratique et débat d’idées.
Dans le spectacle vous mettez en avant votre mère qui dit que quand la parole se libère, le corps se libère. Dites-nous en plus.
Je pense être le premier belge d’origine marocaine à avoir donné des préservatifs à ma petite sœur en lui disant que sa virginité et son corps lui appartenaient. J’ai l’impression que ma troisième sœur voulait suivre un schéma traditionnel pour ne pas décevoir. J’ai été longtemps avec trois femmes différentes et je me suis aperçue dans mes moments de célibat que je suis peu sortie avec des marocaines. J’ai rencontré des femmes vierges à 35 ans dans des milieux intellectuels. C’est d’une violence. Il y a des régressions énormes dont on ne parle pas. Pourquoi les hommes peuvent aller baiser partout dans cette culture, mais pas les filles ? Pourquoi est-ce qu’on met à ce point l’honneur de la famille entre les cuisses des femmes ? C’est schizophrène. Je connais des filles belges qui sont nées ici qui ont trois gsm, trois agendas différents et elles sont trois personnes différentes, dans trois relations dans des mondes totalement différents. Elles jouent des rôles. Mais quand a-t-on le droit d’être soi-même ? Je pense qu’elles le font par pression et par peur, et pas par choix. Si c’est par choix, tu peux devenir comédienne et jouer qui tu veux être.
Quel est le devenir du spectacle ?
Le spectacle va être joué à l’Espace Magh du 3 au 6 mars. Ensuite je le jouerai au Théâtre Le Public pour terminer la saison en fin d’année puis en tournée. Je produis, écris et diffuse mes spectacles que je peux jouer 2 à 300 fois. Pour ce spectacle, j’ai fait une super bonne équipe avec Gennaro Pitisci à la dramaturgie et Mathieu Gabriel à la musique. On est au début d’une longue aventure.
Avez-vous déjà l’idée du prochain spectacle ? Portera t-il sur votre famille ?
Souvent je commence un nouveau spectacle avec la fin du précèdent. Comme je termine avec ma fille, je vais sans doute commencer avec ma fille et le rapport père-fille.
Comment vivez-vous le fait de devenir père ?
Ma fille a 8 mois et demi. J’ai fait un enfant à 50 ans, ca change beaucoup de choses. Je suis un amoureux de la vie. J’avais une relation très forte avec ma compagne et notre enfant s’inscrit dans un projet de vie et d’amour. Je me suis posé des questions: est-ce que je vais être un bon père ? Est-ce que je vais reproduire des comportements ? Et je me demandais comment j’allais gérer car j’écris la nuit et je suis un solitaire. Ma compagne m’a rassuré parce qu’elle a eu les bonnes réponses au bon moment: « C’est très simple essayons, si ça ne te plait pas, tu peux toujours vivre seul ». Je ne savais pas à quel point un enfant est producteur de sens et provoque un amour inconditionnel. Je n’ai jamais voulu tuer l’enfant blessé à en moi, il m’accompagne. C’est une responsabilité énorme de donner la vie. Bien sûr, je projette sans doute sur ma fille. J’ai en envie d’en faire une femme libre et libérée de tout. J’ai une femme magnifique, en plus qui réfléchit beaucoup. Un enfant, c’est la symbolique de la vie, de la transmission et de l’accompagnement. Transmettre, vivre et voir évoluer, c’est phénoménal! La naissance de ma fille a été le plus beau jour de ma vie.
Prochaines représentations de Cerise sur le ghetto à l’Espace Magh a Bruxelles du 6 au 9 mars: https://www.espacemagh.be/projects/cerise-sur-le-ghetto-le-pouvoir-de-dire-non/