Interview des réalisateurs, Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis
Party Girl échappe aux genres. À Cannes, vous l’avez d’abord présenté comme un film d’amour. Ce qui est très original, c’est de ne pas mettre d’emblée l’accent sur le côté social du film, alors même que le milieu baigne tout le film. Finalement, nous sommes très habitués, dans le cinéma français, à voir des histoires sentimentales de bourgeois, et à ne voir les marginaux que dans des films qui les ramènent avant tout à leur condition sociale…
Samuel Theis : Un des enjeux était de ne pas faire un film social. Ce n’est pas parce qu’on filme des gens qui sont d’un milieu populaire que les seules questions qui les traversent sont des questions de milieu social, des problèmes financiers… On avait envie au contraire que ce portrait soit traversé par des questions métaphysiques.
Claire Burger : C’est tout l’intérêt d’être trois réalisateurs : nous nous sommes nourris des visions personnelles de chacun. Marie a été très vigilante pour qu’on ne verse pas dans le misérabilisme social, dont elle a horreur. Samuel, filmant sa propre famille, avait un point de vue qui ne pouvait pas relever du jugement ou de l’analyse. Quant à moi, j’ai toujours fait des films à hauteur de mes personnages, en étant dans l’action avec eux. Être à trois nous a permis d’être très exigeants sur ces aspects.
Samuel Theis : On ne voulait pas qu’il y ait une motivation précise au mariage d’Angélique, la nécessité ou le cynisme, parce qu’on voulait échapper à la question de la morale. Il fallait qu’elle croie à cette proposition, qu’elle y aille presque sans réfléchir, parce que le personnage même est ainsi. Il n’est pas dans la réflexion ou l’anticipation.
Marie Amachoukeli : La problématique n’est pas victimaire : Angélique ne se dit jamais victime d’un système ou d’une société, ce qui n’empêche pas un contexte social. On le montre, on ne le dénonce pas. La question pour elle est autre : est-ce qu’elle aime cet homme ou pas, est ce qu’elle peut se racheter ou pas, est ce que peut se reconstruire après une vie nocturne dans une vie plus ensoleillée ou plus acceptable. La question du film est d’ordre existentiel.
Comment fait-on pour aborder le portrait d’un personnage réel ?
Samuel Theis : À trois, on peut brasser trois visions, les mélanger, les faire dialoguer. Mon expérience personnelle avec Angélique vient nourrir quelque chose, les visions de Claire et Marie en tant que femmes viennent nourrir autre chose… Je crois que le projet dépasse largement le cadre de la thérapie familiale. Les gens nous demandent souvent si cela nous a rapprochés, mais nous n’étions pas désunis, notre lien a toujours été assez fort.
Claire Burger : Il y a des familles beaucoup plus unies qui ont beaucoup plus de difficultés à avoir des sentiments sincères, aimants et bienveillants. Dans la famille de Samuel, il y a de l’amour qui circule facilement, avec une certaine évidence.
Samuel Theis : Le plus intéressant, c’est la manière dont on peut vivre avec quelqu’un qui n’est jamais dans le compromis, la manière dont on a dû, nous, faire des concessions pour que notre mère existe dans nos vies.
Se confronter à une matière aussi personnelle était assez casse-gueule ; le film aurait pu devenir complètement indigeste et voyeur…
Marie Amachoukeli : On peut avoir cette impression, parce qu’on a décidé de communiquer sur la vraie vie d’Angélique, mais c’est d’abord un film qui raconte une histoire. Faire un film est toujours casse-gueule, les enjeux sont toujours terribles !
Samuel Theis : Ce qui était dangereux, c’est le fait d’être trois amis à travailler ensemble ; ça aurait pu abîmer nos relations.
Comment avez-vous géré la distance, pour éviter, justement, le voyeurisme, le sentimentalisme ? En étant très rigoureux, ou au contraire en laissant venir les choses le plus librement possible ?
Claire Burger : De nouveau, le fait d’être trois, c’est-à-dire d’être constamment trois cerveaux à débattre, à réfléchir, avec trois sensibilités, trois formations, trois envies de cinéma, trois rapports aux films, nous a beaucoup aidé. Nous avons énormément travaillé et avons été extrêmement exigeants envers le projet, pour être à la fois dans le respect des gens qu’on filmait, de Samuel, mais aussi dans le respect de notre vision du cinéma. Nous avons ainsi épargné au film et à nos collaborateurs nos états d’âme. En revanche, nous ne nous sommes pas épargnés nous-mêmes, mais je crois que c’est comme ça qu’on fait de l’art : en ayant une exigence absolue envers son projet, en étant complètement tyrannique avec lui pour le rendre le plus pur ; le plus beau et le plus fort possible.
Samuel Theis : Par le dispositif même, le projet était très risqué, mais nous donnait en même temps une responsabilité très grande, à la fois une exigence artistique et un devoir moral : on ne pouvait pas trahir ceux qu’on filmait, et on ne voulait pas non plus nous trahir nous-mêmes, individuellement.
Claire Burger : Si nous n’avions pas été trois, nous aurions sûrement versé dans les écueils dont vous avez parlé. Peut-être que plus on est nombreux, meilleurs on est ?
Techniquement, à trois, comment ça marche ?
Marie Amachoukeli : En communiquant !
Samuel Theis : C’était empirique, chacun se mêlait de tout. La clef est dans la préparation : l’écriture a duré presque trois ans. Il fallait s’accorder sur le fait de raconter la même histoire et de partager la même vision esthétique.
Pourquoi avez-vous choisi précisément cet épisode-là de la vie d’Angélique ?
Samuel Theis : Nous ne sommes pas dans le documentaire, il a donc fallu essayer de trouver ce qui pouvait faire une histoire. Cet épisode était intéressant car c’est un moment de bascule qui pose des questions sur ce qu’elle est profondément.
Marie Amachoukeli : C’est presque un teenage moovie, avec la structure d’un teenage movie, mais avec une meuf de 60 ans !
Claire Burger : Et le film relève aussi de la comédie de remariage, de la comédie romantique, du drame social… C’est un film qui étrangement joue avec de nombreux codes connus, dans l’histoire (épouser quelqu’un, le quitter, retrouver ses enfant…) comme dans la grammaire cinématographique. C’est un projet très hybride.
C’est un portrait qui ne juge jamais mais qui n’est pas non plus complaisant. Y-a-t-il des scènes que vous avez hésité à faire, des limites que vous vous êtes fixées sur l’intimité à capter ?
Claire Burger : C’était assez naturel. Sur la pudeur, le respect, la dignité des gens qu’on filmait il y avait quelque chose d’évident pour nous, on ne s’est jamais disputés là-dessus.
Samuel Theis : C’est plus dans l’écriture des personnages qu’on a dû chercher un équilibre. Le personnage de Michel est loin de ce qu’était le mari d’Angélique dans la vie, qui n’était pas très intéressant et qu’on n’avait pas du tout envie de rendre dans notre histoire. Il fallait se poser des questions de dramaturgie pour savoir comment doser ce rôle, pour ne pas le rendre trop généreux ou trop dur. Il fallait qu’on puisse vivre cette histoire avec lui, le comprendre autant qu’on pouvait comprendre Angélique.
Marie Amachoukeli : Quand tu as pour principe de ne pas humilier les gens, de ne pas leur nuire, il n’y a pas de question d’impudeur.
Claire Burger : Pour qu’on arrive à s’identifier à Angélique, à ces personnages, on avait conscience qu’il fallait qu’on les aime, mais les aimer ce n’était certainement pas les donner à voir d’une façon simpliste…
Samuel Theis : …ou angélique.
Claire Burger : On a eu des tentations. On s’est laissé attirer, happer par le milieu du cabaret, avec ses strip-teaseuses de 65 ans: ça nous a amené vers des endroits qui dépassaient Angélique. Mais le projet consistait à faire son portrait et le film était plus fort que nous ; il nous obligeait à nous concentrer sur elle, à la regarder vraiment avec le plus d’objectivité possible : ne pas l’humilier, ne pas l’exposer de sorte qu’on ne s’identifierait plus à elle mais aussi montrer à quel point elle est complexe, à quel point elle peut être dure. Sans cela, l’identification ne fonctionnerait pas non plus.
Samuel Theis : Le cinéma n’est pas l’endroit du consensus, c’est tout son intérêt : faire un portrait ce n’est pas faire l’apologie de quelqu’un, mais aussi donner à voir les zones plus dures ou conflictuelles. On savait qu’elle pouvait être cruelle, dérangeante, irritante : aller aussi là-dedans, c’était lui rendre justice.
Angélique rappelle plusieurs figures de cinéma : Mamma Roma de Pasolini, en particulier.
Marie Amachoukeli : La figure de Mamma Roma vient raconter une région, tout en parlant de l’intime. C’est la figure de toute l’Italie. L’ambition est démesurée : on n’a pas le droit de faire ça, c’est très orgueilleux. Et si, quand même, on a le droit.
Samuel Theis : Anna Magnani n’est jamais victime de son métier, elle est puissante.
Marie Amachoukeli : et Mamma Roma débute par un mariage.
Claire Burger : Il y a chez elle un parcours sacrificiel qu’on retrouve peut-être chez Angélique jusqu’au mariage.
Marie Amachoukeli : Angélique marche beaucoup, et Mamma Roma est connu pour les travellings où le personnage marche dans les rues de Rome. Angélique et elle sont des personnages qui vont de l’avant, qui sont toujours en marche, alors qu’on pourrait croire qu’elles sont perdues, perpétuellement en retard…
Claire Burger : Il y a aussi Wanda, de Barbara Loden, qui m’ fait comprendre quelque chose d’Angélique : en tant que femme on peut se laisser porter par des hommes, des mariages, parce que personne ne vous regarde comme étant capable d’exister par vous-même. C’est très intriguant chez Angélique : elle s’est souvent mariée, et elle dépasse cela. On n’aurait jamais fait un portrait d’elle si on n’était pas tous les trois intrigués, fascinés, par son rapport au monde et à la vie.
Samuel Theis : Wanda échappe complètement à ce qu’on lui demande, elle n’est jamais volontaire. Elle se laisse porter, elle est un peu en errance mais n’est jamais faible. Angélique, de son côté, garde un mystère, une opacité.
Claire Burger : Enfin, Une femme sous influence, de John Cassavetes, nous a beaucoup inspirés. Cassavetes travaillait aussi avec ses proches, avec l’improvisation… Mais au-delà, le personnage de Gena Rowlands dans ce film a une façon toute à elle d’exister, une sensibilité qui la rend à la fois monstrueuse, incomprise, et qui est en même temps une sorte de pureté. Elle dérange tout le monde autour d’elle, parce qu’on ne sait pas quoi faire de ça.
Ce sentiment se ressent aussi dans les émotions qu’on éprouve devant votre film : on sort et on ne sait pas vraiment bien ce qu’on a vu, ni comment on a été touché. Le film crée une zone d’inconfort et d’incertitude.
Claire Burger : Peut-être aussi parce que le film est censé poser des questions, et pas vraiment donner des réponses. On se demandait comment faire histoire en échappant au côté moral du cinéma, qui se retrouve souvent dans les trajectoires des personnages. Marie a eu une réponse très simple : il faut poser des questions. C’est ce que fait le film, qui questionne les choix d’Angélique : s’agit-il d’amour ou d’égoïsme, est-elle libre ou complètement contrainte ?
Le style est très personnel, assez brut, presque sauvage. Comment invente-t-on une esthétique, un regard, à trois ?
Claire Burger : Nous avions déjà amorcé un travail proche du documentaire avant, puis nous avons travaillé cette esthétique dans des courts-métrages. On a aussi des goûts communs, on a regardé beaucoup de photos ensemble, on a vu des films, comme ceux d’Harmony Korine ; on s’est beaucoup consulté.
Samuel Theis : Quand on allait trop loin, ça se voyait. Cette matière-là nous renvoie à la figure quand on devient pompeux ou superficiel, quand on se met trop en avant et que ça perd de la force…
Marie Amachoukeli : …et de l’intérêt. Le dispositif, avec l’âge des personnages, le choix de la lumière naturelle ou de rendre un milieu populaire, créait lui-même des contraintes qui sont devenues des choix esthétiques. En outre, nous sommes tous les trois très proches. On n’est pas les mêmes personnes, mais on a tellement échangé, écouté de la musique, vu des films ensemble…
Samuel Theis : … Qu’il y a quelque chose de mimétique qui agit.
Propos recueillis par Emilie Garcia Guillen