Récemment lauréate du prix Vendredi des lecteurs et lectrices du pass Culture pour Charbon bleu, Anne Loyer a accepté de nous rencontrer pour partager sa joie et répondre à nos questions sur le livre, auquel nous avons d’ailleurs consacré, pour l’occasion, un article.
Vous avez récemment remporté le prix Vendredi des lecteurs du pass Culture pour le livre Charbon bleu. Quel effet cette annonce vous a-t-elle fait ?
Ça a été une grande surprise et une grande joie. Une grande joie, parce que le prix Vendredi est un prix national important en littérature ado : il a été créé avec l’ambition d’être le Goncourt des romans ado. Mon rêve, c’était d’être sélectionnée pour ce prix. Quand je l’ai été, c’était déjà incroyable. Et lorsque j’ai appris avoir reçu le prix des jeunes, j’ai été très surprise par leur choix, car je ne suis pas sûre que, si j’étais adolescente aujourd’hui, j’aurais choisi mon livre.
Comment vous est venue l’idée de ce roman ?
Au départ, c’est la découverte d’une collection des éditions D’Eux qui s’appelle L’Humanité au bout des yeux. J’ai envoyé un premier manuscrit à la directrice de cette collection, Marie Fradette. Ça ne s’est pas fait, mais nous avons commencé à échanger. Sur un autre manuscrit qu’elle a également refusé, elle m’a dit, à propos d’un passage situé dans les mines, qu’elle est fan de Germinal et de Zola, et que, si un jour l’idée me prenait d’écrire un roman se déroulant dans une mine, elle serait partante pour le publier. Je partage son amour pour Germinal et pour Zola, et c’est comme ça qu’est née l’idée d’écrire sur le XIXe siècle et sur les mines de charbon dans le nord de la France.
Qualifieriez-vous votre roman de naturaliste ?
Je ne sais pas si je le qualifierais de naturaliste, même si c’est le courant initié par Émile Zola. En tout cas, je dirais qu’il est réaliste. Maintenant, il est vrai que je me suis inscrite dans l’ombre de Zola, dont l’œuvre a été mon phare tout au long de la rédaction de Charbon bleu.
Charbon bleu décrit, en partie, la chute d’Ermine : chute de son idéal d’émancipation, chute physique vers la mine à laquelle elle avait jusque-là échappé, chute des rapports intrafamiliaux qui se détériorent. Or, sa seule « faute », qui n’en est pas une, est d’appartenir à un milieu défavorisé. Le narrateur semble ainsi prendre à revers les récits méritocratiques avec lesquels la société contemporaine compose, pour leur substituer un regard pessimiste, appuyé, à mon sens, par les illustrations de Gérard DuBois. Était-ce important pour vous de sensibiliser la jeunesse, entre autres, au thème du déterminisme social ?
Je suis partie de cette chute – comme vous l’appelez – qui est à la fois sociale et physique. En descendant la première fois dans cette cage vers la mine, après la mort de son père, Ermine quitte un avenir possible. Jusqu’à ce moment-là, on la soutenait dans son travail à l’école, et son maître Fontaine lui prévoyait un futur en dehors de cette mine qui happe tous les habitants de Marlin. Mais, à la mort de son père, Ermine se trouve obligée d’y descendre à son tour pour subvenir aux besoins de sa famille. À partir de là, cette chute, que j’ai symbolisée par cette première descente dans la cage, devient aussi l’abandon de tous ses espoirs, de tout ce qu’elle projetait de lumineux dans un avenir possible. Mais dans cette chute, elle va, à la fin et au fond, trouver un espoir en la personne de Firmin.
Je pense aussi, pour en revenir à votre question initiale, qu’il est important de montrer aux jeunes d’aujourd’hui, qui ont hérité des combats menés pour empêcher qu’ils soient, comme il y a grosso modo un siècle, obligés de travailler, quelle fut la condition de certains jeunes d’autrefois. Leur mettre ça entre les mains, c’est aussi les sensibiliser, dans un cadre plus large, au fait que ce genre de situation existe encore de par le monde : aujourd’hui encore, il y a des jeunes qui doivent descendre au fond des mines pour extraire, notamment, les éléments qui se trouvent dans nos smartphones. Ce dont je parle est donc à la fois historique et daté, mais résonne pourtant avec l’actualité. Faire ce parallèle-là, c’est important en tant qu’autrice jeunesse, quand on veut éveiller les jeunes qui vivent, aujourd’hui, dans un monde, dans l’ensemble, assez sombre…
Est-ce le caractère sombre de votre roman qui vous a fait dire, au début de l’entretien, que vous n’auriez pas sélectionné Charbon bleu si vous étiez adolescente ?
Non, quand j’étais jeune, j’aimais beaucoup les romans tristes (rires). C’est qu’il y avait, parmi les œuvres sélectionnées pour le prix Vendredi, d’autres romans, comme Les coquillages ne s’ouvrent qu’en été de Clara Héraut, également sombres, mais ancrés dans une réalité actuelle, ce qui permet de se projeter plus facilement dans leurs personnages que dans les miens. Découvrir que ce sont mes personnages qui ont été choisis par des jeunes, qui ont, sauf erreur, entre 15 et 18 ans, ça m’a beaucoup surprise.
Le passage qui m’a le plus ému, outre la fin, se trouve au chapitre sept, lorsqu’Ermine rompt avec le milieu scolaire en rendant à son professeur les livres qu’il lui avait prêtés. Cet acte de renoncement, motivé à la fois par son désir de plaire à son frère et par la seule présence des livres qui lui rappellent ce à quoi elle a dû renoncer, est poignant. Puis, Antoine lui offre une œuvre de Lamartine, l’associant peut-être à un tempérament romantique. Ce choix trahit-il l’idée qu’Ermine serait une héroïne romantique, dans la mesure où elle semble marquée par la même mélancolie que ces héros qui regrettent souvent, à son instar, que le temps soit irréversible et leurs idéaux bafoués ?
Je pense qu’il y a de ça, qu’il y a, en effet, cette dimension romantique. Lamartine revient également à la fin du livre et, entre autres avec ses poèmes, j’ai voulu créer un lien puissant avec la poésie. Je suis très émue que vous me disiez ça sur ce chapitre-là, dont on ne me parle pas souvent dans les interviews. Je voulais montrer cela comme un arrachement : rendre à son professeur les livres qu’il lui avait passés, parce qu’elle n’arrive plus à les lire, parce qu’elle n’a plus la force de faire l’effort que la lecture exige.
C’est moins facile de lire que d’allumer un écran, mais, d’après moi, ça apporte aussi tellement plus. Dans le cas d’Ermine, le problème n’est pas l’écran : c’est le travail qui l’use, la fatigue et l’empêche, le soir venu, d’ouvrir un livre. Mais son problème, c’est aussi de vouloir devenir ce que son frère veut qu’elle soit : une fille qui travaille, ne se pose pas de questions et cesse de se bercer d’illusions. Alors, pour le satisfaire, elle va dans son sens, mais c’est, pour elle, un crève-cœur.
Ce professeur a vraiment la bonne solution en proposant des poèmes à Ermine. Le poème est un format très court qui permet de s’échapper et de se construire des images mentales. Les mêmes effets attribués à la poésie se produisent avec Firmin, qui, sans connaître la poésie, a ces images en tête : leur connexion amoureuse va ajouter de la poésie à la poésie et de l’imagination à l’imagination. Et les mots, couplés aux pensées, vont leur permettre de créer une bulle pour se protéger du déterminisme social dévastateur dont vous parliez.
Ermine n’est pas seulement un personnage en chute. Sa rencontre avec Firmin, ce quasi-sorcier imprégné des contes que lui a transmis sa logeuse, La Maloute, l’amène à se soustraire, par excarnation, à sa condition infernale, comme le montre une illustration de Gérard DuBois où l’on voit Ermine s’élever au-dessus d’une berline. Dans l’enfer de la mine, à travers le sourire de Firmin et ses paroles, elle entrevoit le ciel, le firmament. Est-ce cela l’œuvre de l’amour : invoquer pour l’autre, au creux de l’ici, un ailleurs qui rend le monde beau ?
Complètement ! Par ailleurs, vous parlez des illustrations de Gérard DuBois : la première fois que je les ai vues, elles m’ont transportée, parce qu’elles décrivent, avec des traits puissants et sobres à la fois, les émotions que j’ai voulu transmettre à travers mes personnages et leur histoire.
La rencontre entre Ermine et Firmin raconte les premiers émois, ces sentiments difficiles à caractériser, mais qui prennent, petit à petit, une importance telle qu’on ne peut plus s’en passer. Ce qui les happe et les aimante, c’est cette volonté de s’arracher à une réalité douloureuse. Et Firmin a cette capacité mentale incroyable, alors même qu’il est immergé dans l’obscurité, la sueur, la puanteur et l’horreur de la mine, de s’en extraire. Certains le moquent pour cette capacité, mais Ermine y voit un cadeau, qu’elle reçoit et qui suscite en elle un bouquet d’émotions, tout en développant ses sentiments pour ce garçon unique.
La Maloute, qui loge Firmin, est une femme qui a voulu vivre libre, loin des contingences : c’est pourquoi je l’ai située à la lisière entre la ville et la forêt. Elle nous montre comment, tout en vivant à la marge, on peut ouvrir de nouveaux horizons. Firmin se nourrit de l’attitude de sa logeuse et la transmet à Ermine, avec tout son amour.
Il la transmet à Ermine mais on a l’impression qu’il parvient à la transmettre à l’un des chevaux dont il s’occupe, à savoir Étoile. Cette présence animale, dans la mine, rappelle, par ailleurs, une vérité historique assez déroutante…
Ça paraît assez fou, en effet, de se dire que non seulement on enfermait les hommes – même s’ils avaient encore la possibilité de sortir en fin de journée –, mais aussi les chevaux qui servaient à tracter les wagonnets – bien qu’à la différence des hommes, ils étaient cloîtrés dans ce monde obscur, parfois jusqu’à la mort. Et Étoile – dont le seul nom évoque le ciel – avec lequel Firmin a construit une belle relation, témoigne, pour Firmin, de la nature là où elle n’est plus. Ce cheval fait la jonction entre le souterrain et la nature, la forêt, les fleurs, tout ce qui importe à Firmin. C’est aussi grâce à la présence de ce cheval que son imagination peut se déployer aussi bien : la présence d’Étoile lui confirme que l’extérieur existe encore.
Pourtant, ce ciel, dont on parle, reste imaginaire. L’évasion d’Ermine, comme celle de Firmin, n’est pas matérielle. N’y a-t-il pas un danger, pour elle, à choisir l’évasion dans l’imaginaire plutôt que la révolte ? Est-ce sa jeunesse et son milieu qui l’empêchent d’embrasser la révolte comme perspective ?
C’est intéressant, d’autant plus que, dans mes autres romans, les jeunes filles sont souvent des rebelles : elles font en sorte d’accéder à leur indépendance, leur autonomie. Et Ermine, c’est tout le contraire : elle est écrasée par le poids du déterminisme social, auquel elle ne va pas chercher à se soustraire. Au contraire, elle culpabilise et se sent responsable d’avoir nourri des rêves trop grands pour elle. Quand la réalité la rattrape, elle se résigne. La seule échappatoire qu’elle va s’autoriser, c’est cet amour des mots, des rêves qu’elle partage avec Firmin.
J’ai vraiment cherché à l’ancrer dans un réalisme à la fois social, culturel et historique. En fait, je ne sais pas comment elle aurait pu se révolter, n’ayant ni les moyens financiers, ni le soutien familial. Son professeur, qui voit bien que la plupart des écoliers n’échappent pas à leur milieu, ne l’appelle pas non plus à se révolter, s’en remettant à la fatalité. J’ai voulu rester proche de la réalité : même si mon héroïne est très romanesque, sa trajectoire de vie est malheureusement ancrée dans une réalité impossible à contourner.
En revenant au pessimisme : même l’amour semble échouer. Il transporte les personnages dans une parenthèse enchantée, mais il ne les sauve pas. Cependant, je pense à cette prière muette d’Ermine, à ce silence qui semble faire écho au silence de Dieu — ou peut-être pas, justement. Le salut d’Ermine ne réside-t-il pas, en partie, dans la tendresse du narrateur omniscient (Dieu, en quelque sorte) ? La littérature ne lui offre-t-elle pas le corps textuel auquel elle aspire, dans la mesure où elle semble chercher à se transposer intégralement sur un plan imaginaire ?
Je n’ai pas pensé à Dieu (rires), mais il y a, évidemment, une dimension spirituelle. Quand on prend le début et la fin du récit, on voit que c’est par l’esprit, par l’amour des mots, par la littérature, par la poésie et les paysages qu’elle invoque qu’une échappée est possible. C’est ça que j’ai voulu transmettre à travers ce texte. Mon héroïne est rattrapée par la réalité difficile de ses conditions de vie qui l’aspirent vers le bas, mais la littérature, l’amour, l’imagination, la poésie l’élèvent vers le haut. Il y a une séparation des corps, entre le corps mental et spirituel et le corps physique. Séparation qui a lieu, particulièrement, à la fin, au moment où l’horreur survient, et c’est comme ça que mon héroïne peut se sauver.