Photo © Bernadette Mergaets
De Isabelle Sorente, mise en scène Alexis Van Stratum, avec Caroline Kempeneers, Cachou Kirsch, Isabelle Renzetti, Aurélie Vauthrin-Ledent et la voix de Jef Rossion
Du 3 au 28 février à 20h au Théâtre Marni
Les quatre collègues de Hard Copy s’appellent Belle, Douce, Blanche et Rose, et ça ne trompe pas : leurs prénoms nous signalent d’emblée que toute l’identité de ces professionnelles en tailleur rouge, coiffées et vêtues à l’identique, est marquée par la vaste gamme des stéréotypes féminins. Mais elles ne se contentent pas de correspondre aux mièvres connotations de leurs prénoms : femmes du XXIe, elles sont sur tous les fronts, s’adaptant à tous les modèles valorisés et souvent paradoxaux que la société a conçus pour elles. Mères dévouées et amantes sexy, professionnelles consciencieuses et fées du logis, entraînant leur corps et leur esprit comme on perfectionnerait des machines, Belle, Douce, Rose et Blanche, qui partagent le même bureau au sein d’une entreprise au nom révélateur (le Groupe), sont ces battantes irréprochables d’une époque où les femmes ont, d’après les apparences, réussi à assumer tous les rôles avec bonheur. Mais il suffit d’une remarque trop crûe qui blesse les autres pour que les sourires se figent et que la belle entente du groupe de copines se fissure : quand le hasard offre un bouc-émissaire à trois fonceuses aliénées par le conformisme et la compétition, les hyènes en elles prennent le dessus. Et ça fait mal.
Hard Copy est avant tout une fable tragicomique dérangeante et féroce, qui relève davantage du questionnement un rien déjanté sur l’âme humaine que du drame social réaliste. Isabelle Sorente ne craint pas la caricature, ce qui rend souvent cette pièce à l’écriture acérée très drôle et lui donne une portée qui va bien au-delà de l’évocation du harcèlement moral en entreprise. Certes, il y a bien là un contexte, celui du monde du travail, mais à travers lui, Isabelle Sorente se penche surtout sur les contraintes exercées par tous les mondes où l’interprétation d’un personnage prend le pas sur notre identité personnelle. Avec une finesse et un humour piquant, Hard Copy traque ces injonctions oppressantes qui envahissent le langage des quatre collègues : mêlés aux conversations sur les activités du week-end, la vie sexuelle ou les dossiers à traiter, on entend les échos creux de magazines féminins ou de discours de management. Evidemment, les situations sont souvent outrées : le déchaînement absurde contre la pauvre Rose monte à la vitesse de l’éclair, les maris et les patrons ont tout l’air de mufles machistes ne cherchant qu’à assouvir leurs pulsions sexuelles, et les femmes ressemblent plus à des pestes adolescentes qu’à des adultes indépendantes. Mais ce sont précisément des réminiscences très enfantines que guette Isabelle Sorente dans le monde normé du travail et des mythes féminins d’aujourd’hui : la peur d’être exclu du groupe et le soulagement qu’il y a à se décharger, à travers son autorité légitime, de ses frustrations et de sa violence réprimée. La dépendance au groupe, aux assignations et aux attentes sociales, qui fait de chacun de nous une victime et un bourreau : voilà ce qu’explore habilement Hard Copy.
Alexis Van Stratum rend bien toute l’énergie et la vivacité de la pièce, qui frôlent parfois la loufoquerie. Sans trop appuyer les effets auxquels pourraient facilement donner lieu la ressemblance des personnages et l’atmosphère cancanière et bavarde d’un bureau de filles, il réussit à faire exister singulièrement chacune de ses actrices. Elles aussi ont su éviter la commodité qu’il y aurait à interpréter des femmes moulées sur le même modèle, pétries de clichés : plus subtilement, elles apparaissent tiraillées entre leurs aspirations personnelles et leur soif de réussite sociale, leur amertume et leur bonté. On peut toutefois regretter l’ajout d’extraits d’informations statistiques sur le harcèlement aujourd’hui, qui casse quelque peu le rythme de la pièce avant la scène finale : nul besoin d’expliquer ou de réduire Hard Copy au problème très contemporain des suicides en entreprise. Chacun, entre rire et malaise, y reconnaîtra ses propres servitudes, ses propres crocs, ses zones de résistance et ses blessures.