De Mary Shelley. Par la Compagnie Karyatides. Mise en scène de Karine Birgé. Avec Cyril Briant, Marie Delhaye et Karine Birgé. Du 4 au 12 mars 2022 au Théâtre des Tanneurs.
C’est dans le quartier des Marolles que l’histoire légendaire de Mary Shelley est interprétée. La compagnie Karyatides investit ce mythe en mêlant chant d’opéra, théâtre d’objets et alternance des rôles dans un geste poétique et tragi-comique. Mythologie grecque et mythologie britannique se muent dans un décor fixe où protagonistes artificiels et vivants se rencontrent.
Un homme – Victor Frankenstein – s’arroge un pouvoir qui n’est pas le sien, il se fait nécromant, donnant vie à un personnage mythique à la peau dure et à la peau jaune. Revisiter ce texte, qui a connu un grand nombre de réédition, s’avère un exercice difficile si l’on aspire à offrir un regard nouveau sur le script. C’est avec minutie et humour que les membres de cette compagnie s’attellent à la tâche. Crucifix, éprouvette et buste de pierre posent le décor gothique avec en fond sonore la voix baroque de Karine Birgé. Les deux acteurs, la chanteuse lyrique et le pianiste portent la pièce dans une symbiose totale. La mise en scène est aussi précise que cohérente, malgré les nombreux éléments narratifs, les variations de ton et l’évolution des protagonistes, le spectateur ne perd pas le fil. Cyril Briant, Marie Delhaye, s’échangent la réplique en alternance, tantôt homme, tantôt femme, tantôt foule, ils s’approprient les objets et les dotent d’animisme.
Ce parti-pris ludique pondère la théâtralisation de nos peurs ancestrales : peur des morts-vivants, peur des erreurs scientifiques et peur de perdre des êtres qui nous sont chers sont esquissées grâce à l’archétype du monstre. La religion permettrait de contrer ces peurs, et deux écoles s’affrontent sur le plateau : celle qui défend les lois de la nature, autrement dit les lois divines, et celle qui défend la toute-puissance de la science, que l’on veut croire sans failles. En 2022 – après deux années où la médecine a été très présente dans les conversations – les débats sur les avancées scientifiques, leur légitimité et les hiérarchies des priorités médicales paraissent plus que jamais contemporaines. Ces questionnements ontologiques suscitent des sentiments ambigus – de crainte et de désir – inspirant pour les metteurs en scène. La créature légendaire n’est pas que l’incarnation de la contre nature, elle est aussi affects et émotions. Pourtant, pas de nom, pas de langage, pas d’amis : sa condition la condamne à errer en terre inconnue, incomprise et reniée. D’Edward aux Mains d’argent à La Bête, l’enveloppe corporelle des monstres – horrifique et odorante – porte les stigmates d’une blessure intime et crée une dialogique erronée entre laideur morale et laideur physique.
C’est dans la spirale de la douleur du solitaire que s’inscrit le script : Victor défie la mort pour retrouver sa mère, la créature tue la femme de Victor pour montrer à son créateur à quel point il souffre. Un système de réaction classique, où les agressés deviennent agresseurs, rongés par des névroses abandonniques. Le personnage éponyme n’a pas soif de gloire, il est guidé par la contusion d’un deuil insurmontable et la crainte de la trahison du corps. La spiritualité religieuse est absente du regard qu’il porte sur ses expérimentations, et c’est avec une froideur purement scientifique qu’il avance forçant le respect de ses collègues et attisant la jalousie des autres, “mais pour qui se prend-il ?” La même concision qui frôle le sans faute apparaît dans la mise en scène, mais cette justesse sert la poésie plutôt que la technicité. C’est une morale prométéique qui clôt le dernier acte, où l’on souligne l’importance de manier le feu avec soin, car dès lors on “l’arrache par un sacrilège dont on aura à subir les conséquences”.
Ce cheminement romanesque, marqué par le piano scène, nous remémore qu’il est important de prendre soin de ce que l’on a conçu. À l’ère du transhumanisme, de la question genrée et de l’intelligence artificielle, ce mythe résonne comme une prise de conscience : où sont les frontières entre normalité et monstruosité ? Ces frontières sont-elles légitimes ? Un théâtre rafraîchissant qui est adressé aussi bien à un jeune public qu’à des adultes, tant la charge fantasmatique est prodigieuse. Mary Shelley défie les morts et le temps en perpétuant la tradition de la créature blasphématoire.