Scénario et dessin : Mathilde Ducrest
Éditeur : Casterman
Sortie : 03 avril 2024
Genre : Roman graphique
Dans la pâleur de l’été, le temps se fige. Les cerises donnent aux doigts et aux lèvres la couleur de la passion. Les jours s’écoulent dans une torpeur uniforme, à peine perturbée par le battement des cartes. Le soleil arbitre des parties compliquées de Poutz, à l’issue desquelles Pia reproche à Emily son manque d’audace. Pia ne réclame pas d’argent à l’étudiante pour la chambre qu’elle occupe. Le gîte lui est offert contre quelques travaux domestiques. De leur arrangement est née une affection sincère. Sous leur toit, règne la tranquillité. La vie goûte le Limoncello.
Si Emily a décidé de s’occuper du chien de Suzanne Rascines, c’est moins pour la rémunération que par curiosité. Une curiosité, au départ, teintée de mépris. Rien que de savoir les Rascines à la tête d’une immense fortune suffit à Emily pour les juger. Mais ce sont les circonstances de leur ascension qui confirme son dégoût. Pia en sait beaucoup à ce sujet. Dans sa bouche, la spoliation à l’origine du patrimoine Rascines prend des airs de conte. À l’époque, le pays exultait. Il y avait eu une guerre dont on célébrait enfin la victoire. Victoire, mais pour qui ? Les réjouissances s’étaient soldées pour les femmes par un retour en cuisine. Il ne faut pas juger, c’était une autre époque. Une étrangère s’était présentée au village avec un don. Mais, le mariage avait converti son talent en objet de marchandising et, finalement, son corps, comme celui des autres, en rouage de la machine domestique. Pendant que l’homme faisait fructifier l’entreprise, la femme s’occupait des enfants. Il faut dire que l’accord avait été payant, les profits générés étaient immenses. Cette étrangère s’appelait Imane et c’était la grand-mère de Suzanne.
Suzanne ne colle pas aux clichés de l’héritière. Son visage fait à Emily l’effet d’une caresse. Baignée dans une lumière chaude, la relation entre les deux femmes bourgeonne. Chacune reflète la force de l’autre, cette force qu’elles semblent hériter de leurs aînées. Leur courage est immémorial, nous confie Mathilde Decrest. Le pouvoir se conjugue au féminin, dans une déclinaison de couleurs estivales. D’un bleu crépusculaire, on glisse vers le jaune, enveloppe de chaleur. Et quand le rose s’en mêle, le paysage devient presque féerique. Une belle palette pour de beaux mots. Mathilde Decrest ne lésine pas sur la langue. Sa prose est soutenue, émaillée d’extraits de poèmes. Et parfois, elle l’est même un peu trop. Ses images s’épanouissent dans la simplicité et dans les petites choses du quotidien. Pourquoi en faire plus ? Fragile fond sous la langue. C’est doux et sucré comme une part de tarte.